Analyses, réflexions
May Day, 1er mai !
par Dulcinea GT
En ces temps confinés, où rien ne différenciera le 1er mai des autres jours, eux aussi chômés forcés, puisqu’on ne pourra pas s’offrir du muguet, qui de toute façon est en avance,
ni manifester, en tous cas dans la rue, j’ai eu envie de le commémorer en élucidant cette question : pourquoi la fête du travail le 1er mai et pas un autre jour ?
Google n’est pas mon ami mais une recherche qui aurait dû me prendre deux minutes m’a ouvert des pistes de réflexion insoupçonnées. J’ai commencé par la page de l’internaute, où la mention des anarchistes condamnés m’a surprise : on fête un attentat anarchiste ? Etrange ! J’ai donc approfondi. Sans surprise, ils ne sont pas mentionnés sur le site du Figaro mais Wikipedia me donne quelques lumières : en fait, ce n’était PAS un attentat anarchiste mais très probablement un coup monté qui a abouti à l’exécution de cinq anarchistes que l’on savait innocents ! Sacré symbole… Que tout le monde a oublié…
Retour en arrière : États-Unis, début des années 1880. La lutte pour la journée de huit heures bat son plein, orchestrée par les syndicats anarchistes qui sont alors majoritaires. La grève générale étant leur mode d’action privilégié, celle-ci devra débuter le 1er mai 1886 car c’est le jour du bilan comptable annuel des entreprises et donc du renouvellement (ou pas) des contrats de travail. A Chicago, la grève se prolonge malgré une répression policière féroce qui fait trois morts grévistes. Une marche de protestation non violente est alors organisée et, comme celle-ci se disperse à Haymarket Square, la police charge subitement puis une bombe explose dans les rangs de la police, tuant un policier. L’émeute qui suit fait de nombreuses victimes, essentiellement civiles.
Sept meneurs anarchistes sont aussitôt arrêtés, un huitième se rend. Leur procès est un modèle d’iniquité assumé ; ainsi, le procureur Julius Grinnel déclare au jury :
Ces huit hommes ont été choisis parce qu’ils sont des meneurs. Ils ne sont pas plus coupables que les milliers de personnes qui les suivent. Messieurs du jury : condamnez ces hommes, faites d’eux un exemple, faites-les pendre et vous sauverez nos institutions et notre société. C’est vous qui déciderez si nous allons faire ce pas vers l’anarchie, ou non.
Tous seront condamnés à mort, la mobilisation mondiale de l’opinion publique pourra en sauver trois, un se pend dans sa cellule mais August Spies, George Engel, Adolph Fischer et Albert Parsons sont pendus le 11 novembre 1887, qui est le 1er Black Friday de l’histoire. Les capitaines d’industrie de Chicago assistent à la pendaison sur invitation !
Mais, le plus terrible reste à venir : dès 1893, les huit sont réhabilités et le gouverneur de l’Illinois John Peter Altgeld déclare :
Alors que certains hommes se résignent à recevoir des coups de matraque et voir leurs frères se faire abattre, il en est d’autres qui se révolteront et nourriront une haine qui les poussera à se venger, et les événements qui ont précédé la tragédie de Haymarket indiquent que la bombe a été lancée par quelqu’un qui, de son propre chef, cherchait simplement à se venger personnellement d’avoir été matraqué, et que le capitaine (de police) Bonfield est le véritable responsable de la mort des agents de police.
A nouveau, le scandale est énorme !
D’autant que certaines hypothèses vont jusqu’à dire qu’il est possible que la bombe ait été lancée par des agents gouvernementaux infiltrés (agence Pinkerton)…
Dans les décennies qui suivent, le 1er mai commémore avant tout la mémoire de cette injustice et de cette manipulation judiciaire, la mémoire de ces hommes exécutés pour leurs idées par un système déjà fort peu scrupuleux, en plus des revendications pour la journée de huit heures. Et il fut le théâtre d’autres épisodes de répressions sanglantes, notamment la fusillade de Fourmies en 1891.
LE SAVIEZ-VOUS ?
Je prends le pari que cette injustice a totalement disparu des mémoires, disons depuis les Trente Glorieuses alors que la plupart des ouvriers du premier XXe siècle le savaient… Et l’honoraient… Et s’en inspiraient pour défendre leurs valeurs et leurs droits !
Et c’est grave !
Grave d’abord parce que ces martyrs ouvriers meurent une deuxième fois.
Grave ensuite parce que « celui qui oublie le passé est condamné à le revivre » 😉
La fin du XIXe regorge d’exemples d’abus policiers et judiciaires dont l’Affaire Dreyfus n’est que le plus connu… Mais peut-être pas le plus lourd d’enjeu mémoriel ! L’antisémitisme est aujourd’hui politiquement incorrect ; condamner le radicalisme, et pire encore, l’anarchisme est politiquement correct. Mais est-ce que cela rend la manipulation judiciaire plus acceptable ? Et surtout est-ce que cela légitime d’effacer ces abus ?
Grave donc surtout parce que cet « oubli » participe d’une grande opération de reconstruction de la mémoire pour en évincer toute trace d’activisme ou de résistances au système capitaliste, et aussi tout souvenir des dérapages du système policier et judiciaire. Pensez à ce qu’est devenu le Black Friday… De la commémoration de la condamnation injuste et qui assume de l’être de militants ouvriers à… un jour de soldes ! Quel succès pour le système capitaliste ! Quel désespoir pour tous ces militants anticapitalistes massacrés un 1er mai !
Grave enfin parce que, ce faisant, on rend plus difficile voire plus improbable le soulèvement massif ou individuel. En s’abstenant de raconter ces épisodes, on s’abstient de les poser en martyrs… Et donc en exemples ! Que certains pourraient être tentés d’imiter… Et l’on assure la paix et la résignation sociale !
En outre, si les ouvriers du début du XXe siècle ont tenu à commémorer le massacre de Haymarket, ce n’est pas tant pour le massacre lui-même, tragiquement inscrit dans une longue série de répressions violentes, que pour la condamnation inique des leaders. Ce qui a traumatisé l’opinion de l’époque, et méritait commémoration, c’est cette condamnation, bien plus que le massacre lui-même ! Commémorer le 1er mai est un peu comme commémorer l’exécution de Sacco et Vanzetti… Sans le savoir ! Car seule l’amnésie collective a permis le maintien de cette commémoration…
Il est temps d’en sortir ! Il est temps de se réapproprier tous ces épisodes de résistance ouvrière et de commémorer toutes les répressions qu’ils ont suscitées. Si le 1er mai commémore quelque chose, c’est la résistance des travailleurs du monde entier qui se mobilisaient massivement contre l’exploitation capitaliste pour un monde meilleur ET la répression aveugle qu’ils ont vaillamment endurée. Reprenons le flambeau de la résistance, relions-nous à ce passé et, à notre tour, militons pour un monde meilleur, maintenant qu’il est évident que le capitalisme a atteint ses limites écologiques et sociales, en plus des limites humaines, encore plus évidentes aujourd’hui qu’il y a un siècle.
Photo de Une : extraite du documentaire Ni Dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme, de Tancrède Ramonet, production Temps noirs, 2016.