Refoulé 4

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Caricature Islem, Le Temps d’Algérie | 16/11/2014

Caricature Islem, Le Temps d’Algérie | 16/11/2014

Mon père est arrivé une semaine après. Mes parents ne supportaient pas mon expulsion. Ils n’étaient pas bien dans leur tête. Il leur manquait quelque chose. Surtout ma mère. Elle n’a jamais supporté. Elle n’arrivait pas à dormir. Elle mangeait peu. Elle était si mal que quand elle allait au travail, elle demandait à des gens qu’elle croisait dans la rue : « mon fils a été expulsé, est-ce qu’il peut revenir ? » Mes parents étaient déchirés. Ils croyaient que je n’allais jamais pouvoir revenir en France. Et même encore maintenant, alors que je suis à Paname, ma mère hallucine tous les jours : elle me regarde sans arriver à croire que je suis rentré. Pour elle, je suis resté là-bas.

Parce qu’il y a plein d’expulsés qui ne sont jamais revenus. Ça les a travaillé dans leur tête. Ils ont passé 15 ans, 18 ans en Espagne, en France, ou en Allemagne, comme moi, et ils ont été expulsés. Double peine ou autre chose. Ils étaient là-bas depuis qu’ils étaient petits, et on les jette : « ciao on ne veut plus de toi. Tu es banni. Tu es refoulé ». On a détruit leur vie aussi sûrement que si on les avait mis dans une barque sans nourriture pour les laisser dériver en pleine mer, comme dans les films de pirates à l’ancienne. Ça les a travaillé dans leur tête. Ils sont devenus fous. Ils sont devenus des SDF, des clochards. Certains sont en taule. D’autres ont voulu passer par les Balkans et sont restés bloqués pendant des mois ou des années dans les prisons de Roumanie, Ukraine, Serbie, Croatie, Hongrie…

Clip Xuman - ouvrez les frontières

Clip Xuman – ouvrez les frontières

D’autres sont morts parce qu’ils ont pris un bateau pour retourner en Europe et le bateau a coulé en pleine nuit. En Algérie on dit : « mieux vaut être mangé par les poissons que par les vers ». Il vaut mieux mourir en mer, et être mangé par les poissons, plutôt que d’être mort dans son propre pays et de vivre comme un zombie. Alors raison de plus pour un expulsé qui a vécu toute sa vie en Europe : il est prêt à tout pour traverser.

Mon père a pris un congé dès que j’ai été expulsé. Il était à SBA une semaine après. Il est venu avec une seule idée en tête : faire sortir son fils d’Algérie. On est partis à Maghnia pour passer au Maroc. Clandestinement car il n’y a pas moyen de faire autrement, la frontière est fermée[1]. Et de toute façon je n’avais pas de passeport. Il faut trouver un passeur. Le taxieur qui nous a amenés de SBA à Maghnia nous a indiqué un clandestin[2] qui nous ferait passer au Maroc. Le passage pour Oujda nous a coûté 11 000 dinars. Il y avait deux Marocains avec nous dans le taxi. En sortant de Maghnia, le clandestin s’est arrêté à un barrage de l’armée sur la route. Comme il connaissait les militaires, ils nous ont laissé passer. Il nous a emmenés en pleine montagne. Là, il y avait une petite maison et rien autour. Le vide. Le taxieur s’est garé dans la cour devant la maison et on a attendu. Vingt minutes plus tard, le passeur marocain est venu à son tour. C’était un jeune, avec une vieille Mercedes déglinguée qu’il a garée à côté. On a changé de voiture, et il nous a emmenés jusqu’à Oujda. De là, avec mon père, nous sommes allés à Nador : c’est la ville marocaine frontalière avec l’enclave espagnole de Melilla.

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Notes

[1] La frontière terrestre algéro-marocaine est fermée depuis 1994. Aucun visa n’est exigé, mais les Algériens qui veulent se rendre légalement au Maroc doivent prendre l’avion pour Casablanca.

[2] En Algérie, on nomme ainsi les taxis « clandestins », c’est-à-dire ceux qui roulent sans licence. Celui-ci est doublement « clandestin » puisqu’il fait passer illégalement au Maroc.

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