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Quand je suis sorti du commissariat, j’étais vraiment perdu. Je devais me rendre à une gare routière qui s’appelle Kharouba. La gare routière, on appelle ça « l’agence » en Algérie. Je devais prendre un taxi à l’agence pour aller à Sidi Bel Abbès. Ça m’a pris la tête de trouver un taxi pour aller à Kharouba. Les taxieurs de l’aéroport cherchent à t’arnaquer quand ils entendent que tu n’as pas l’accent algérois. Même si tu as l’accent oranais. Alors quand tu parles avec ton arabe d’émigré… Ils te demandent 300 000, 400 000[1] pour la course. Il faut négocier, mais ils voient bien que tu ne connais pas le prix et ils en profitent. Quand je suis arrivé à l’agence, j’ai galéré là-bas tout le reste de la nuit. Il a fallu attendre que le taxi se remplisse. Café, cigarette, café, cigarette. En Algérie le café est fort, épais, comme le café italien mais sans la qualité du café italien. Il te déchire les dents, il te troue l’estomac.
On est partis à 5h30 du matin. J’ai vu le jour se lever sur la route. Les Algériens se réveillaient et moi je découvrais l’Algérie. Il n’y avait que la campagne autour de nous, que des champs. Différents tons d’ocre dans la lumière du soleil levant. Rien pour arrêter le regard. C’était un paysage nouveau pour moi. C’était l’inconnu.
Je suis arrivé à SBA à 10h00, le 7 décembre 2012.
SBA c’est Sidi Bel Abbès, à 90 km au sud d’Oran. Ce sont mes grands-parents, les parents de ma mère, qui habitent là. Je les avais vus deux fois dans toute ma vie. La première fois, en novembre 2006. J’avais vingt-trois ans, je sortais de prison et mon père m’avait amené en vacances en Algérie. On était restés deux semaines à SBA. Mon père a de la famille à Oran : certains habitent à Cité Petit, le quartier où je suis né, et les autres dans des bidonvilles. Ils sont pauvres, et aucun n’a assez de place chez lui pour accueillir des invités. Donc quand mon père vient, même sans ma mère, il préfère loger chez ses beaux-parents à SBA et faire la route pour voir sa famille à Oran. La seconde fois que j’avais vu ma grand-mère, c’est elle qui était venue à Paris. Elle était restée deux semaines chez la sœur de ma mère dans le XVe et deux semaines chez mes parents à Tremblay.
Lorsque je suis arrivé à SBA chez mes grands parents, j’ai été accueilli chaleureusement. Pour eux, il n’y avait pas d’expulsé. J’étais le petit-fils émigré qui revenait. J’ai été gâté pendant toute une semaine. Puis petit à petit, je voyais les morceaux de viande rétrécir dans mon assiette. Mais ce n’est pas ça qui me préoccupait : je me demandais surtout ce que je foutais là. En plein Far West. C’était la merde. Il n’y avait rien à faire.
Les photographies sont d’Hélène Caron. Un grand merci.
Note
[1] 3 000, 4 000 dinars. En Algérie, on exprime les prix plutôt en centimes de dinars, à la manière dont on parlait en anciens francs en France avant l’arrivée de l’euro. C’est le « franc » qui est d’ailleurs resté l’unité de compte : on dit encore souvent « 300 000 francs » pour « 300 000 centimes de dinars ».