Premier rapport de l’état d’urgence sanitaire

En écho

 

Premier rapport de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire

publié le 16 avril 2020 sur le site de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire

Dès la déclaration du confinement, des pratiques de solidarité et des formes d’auto-organisation ont émergé dans de multiples secteurs de la société. À la croisée des luttes de ces dernières années, nous nous sommes réunie.s. entre militant.e.s des quartiers populaires et des immigrations, membres des Gilets noirs et de La Chapelle Debout !, militant.e.s autonomes, communistes et anarchistes, militantes féministes et antiracistes, militant.e.s antifascistes et anti-carcéraux, militants anticoloniaux et anti-impérialistes, principalement à Paris et Toulouse.

Nous avons décidé de coordonner des enquêtes, chacun dans nos secteurs de lutte et de vie, avec les personnes concernées pour mettre en commun les données et proposer des analyses collectives, dans le but de renforcer les expériences d’entraide populaire et de nourrir les luttes d’aujourd’hui et de demain.

Nous avons défini six secteurs d’enquête que nous pensons comme un seul champ de lutte : les territoires colonisés, les quartiers populaires, les prisons, les centres de rétention administrative (CRA), les foyers d’immigrés, et les établissements sociaux et médico-sociaux. Nous avons établi un protocole d’enquête (une liste de questions pour mener des entretiens et des pistes de recherches). Les Gilets Noirs avaient déjà bien avancé et organisé leurs auto-enquêtes dans de nombreux foyers. À leur suite, chaque groupe a enquêté de manière autonome puis a restitué ces données aux autres groupes, ce qui a permis un croisement des analyses. Il s’agit de comprendre ce qu’il se passe durant cet état d’urgence sanitaire afin de renforcer et coordonner les solidarités et les résistances populaires.

Sommaire

• L’état d’urgence (sanitaire) : une généalogie coloniale, militaire et contre-révolutionnaire
Dans les colonies d’outremers
Dans les quartiers populaires
Dans les prisons et les CRA
• Dans les foyers d’immigrés
• Dans les foyers Ehpad/IME
• Recueil de témoignages
• Squats et personnes à la rue
• Éléments d’analyse sur la situation en cours et les perspectives

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[Nous reproduisons ci-dessous la dernière section]

Éléments d’analyse sur la situation en cours et les perspectives

Force est de constater que dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, comme dans l’état d’urgence défini par la loi de 1955 dont il s’inspire, l’appareil répressif et les moyens de violence de l’État sont renforcés. Au déploiement de cent mille membres des forces de « l’ordre » (gendarme, police, militaire), à l’élargissement des prérogatives de certains corps comme la police municipale, les gardes champêtres, les agents de la mairie de Paris ou de la préfecture de police, à la prolifération des drones et des caméras de surveillance, s’ajoute la nécessité pour l’État autoritaire de garder un espace-temps ultra-confiné, sur-enfermé, où les privations de liberté augmentent à mesure qu’elles se normalisent dans les autres espaces-temps publics.

Défini comme « une mesure exceptionnelle […qui] permet de renforcer les pouvoirs des autorités civiles et de restreindre certaines libertés publiques ou individuelles », l’état d’urgence est plus un temps politique transitoire qu’un véritable temps de rupture légale. Un temps de changement brutal entre deux ordres, entre deux normalités. Une passation permanente de l’exception à l’ordinaire qui permet à l’État de réguler les crises régulières de son système raciste, capitaliste et hétéro-patriarcal. Il est alors nécessaire d’observer ce qu’il se passe en termes de changements et de micro-changements, de se prémunir contre le temps d’après : qu’est ce qui va rester ? Qu’est ce qui va se normaliser ? Se légaliser ? S’instituer ? Chaque état d’urgence a conduit à une surenchère dans la répression. L’appareil juridique est une des armes de l’arsenal répressif de l’État. L’analyser comme un moyen du politique, comme une manière d’assurer sa continuité en dépit des crises qui le constituent, et donc, comme une modalité de la répression, c’est mettre en évidence ses logiques de domination et le potentiel violent qu’il instaure. Le droit, c’est de la privation de liberté, c’est du chantage à la prison. La prison, comme les quartiers populaires, n’est pas un espaces-temps test. C’est un espace d’application ordinaire et normalisé des états d’urgences dans leur caractère répressif. Alors, il ne peut pas exister de lutte sans les prisonnier.e.s. Et pas de remise en cause de l’État sans la fermeture totale et inconditionnelle de tous les lieux de privation de liberté.

On observe l’instrumentalisation par le pouvoir politique d’un accroissement de l’arbitraire policier qui s’exprime notamment dans les rues des quartiers populaires, dans les prisons, les campements, autour des lieux de vie des migrants et dans les territoires coloniaux. Cet usage de la férocité s’exprime à travers un bouleversement du rapport de forces lié à l’effondrement de la puissance populaire dans la rue. Alors que les centre-villes et les quartiers privilégiés sont rappelés à l’ordre à la marge, la férocité policière se déploie dans les quartiers populaires des colonies départementalisées et de France où, tout comme la gestion sécuritaire de la crise des services de santé, la pénalisation de la présence dans la rue se confronte à des résistances, des solidarités et des contre-attaques.

Le déploiement de l’armée dans différents secteurs civils signale une montée en puissance du pouvoir militaire. Le général Richard Lizurey (ZAD 2018, GJ-8décembre 2018), a été chargé d’évaluer l’organisation interministérielle de la gestion de crise du Covid-19. Il possède désormais un bureau à Matignon. Depuis 2016, cet ancien directeur général de la gendarmerie nationale a été en première ligne dans la répression des mouvements sociaux26. La militarisation avance parallèlement mais inégalement dans les colonies départementalisées et en France. Le confinement révèle et souligne la structure impérialiste française et en même temps qu’il l’amplifie d’une certaine manière, il la pousse aux limites de ces contradictions. Et dans les mailles distendues d’un pouvoir colonial essoufflé, on voit se multiplier les pratiques populaires d’autodéfense et d’autonomisation.

Malgré des ruptures évidentes, la séquence montre une continuité systémique avec la période précédente en déployant des régimes de férocité contre les classes dominées et en particulier les plus pauvres, les non-blanc.he.s, les migrant.e.s, les travailleurs.ses illégalisé.e.s, les prisonnier.e.s, avec des conditions d’oppressions conjuguées pour les femmes dans chaque catégorie. Les conditions de vie imposées aux personnes relèvent elles aussi de l’écrasement voire de l’élimination. On remarque une communauté d’expériences du confinement entre tous ces secteurs du champ de bataille. Il s’agirait d’aider à construire et consolider des ponts entre chacun de ces territoires du confinement et entre toutes ces résistances.

La conjugaison opportuniste des logiques de profit et des stratégies de défense des dominants met en oeuvre des régimes de confinement inégaux et hiérarchisés. À travers le déploiement d’une multiplicité de nouvelles technologies de pouvoir sécuritaire, il faut bien percevoir aussi, que ces dispositifs ne touchent pas tout le monde de la même façon, ils sont régis par les rapports de domination systémiques, ils continuent et continueront à protéger certains en opprimant d’autres. Si la séquence du confinement n’est qu’une transition, les classes dominantes devraient suivre les mêmes logiques que durant les « transitions démocratiques » qui ont permis à toutes les dictatures de se recycler dans des États dits démocratiques au xxe siècle. Alors elles intégreront dans la « normalité » une partie importante des innovations du confinement. Pour l’instant, le confinement non seulement souligne mais amplifie et approfondit également les rapports de dominations systémiques, élargissant malgré lui d’autres interstices dans la société impérialiste française. À travers ces dernières, on voit se révéler et surgir dans chaque secteur des formes d’auto-organisation populaires. C’est sans doute là qu’il faut fournir de la force, des moyens et construire des liens, car à l’intersection des résistances populaires, des groupes d’entraide et des brigades de solidarité pourront s’enclencher les luttes contre la société de (post) confinement.

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Photo de Une : extraite du site de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire