La lettre de Zabana… et la cousine Eveline

Lettre guy moquet originale leparia

La lettre de Guy Môquet

Le 22 octobre 2007, peu après son élection, Nicolas Sarkozy imposait à toutes les écoles de lire la lettre que Guy Môquet, un jeune communiste de 21 ans, avait envoyée à ses parents avant d’être fusillé par la Gestapo le 22 octobre 1941. Beaucoup d’enseignants répugnaient à cette lecture prescrite en raison de son caractère de manipulation politique grossière. Nicolas Sarkozy représentait le pôle le plus opposé aux idéaux pour lesquels Guy Môquet avait été fusillé : ramener ainsi la relique d’un ennemi politique dans son camp était une manière de l’assassiner une seconde fois.

Autre martyr de guerre, autre lettre. Nouria Benghebrit, ministre algérienne de l’éducation nationale, a demandé que la rentrée scolaire 2016 s’ouvre dans toutes les écoles par un cours inaugural portant sur la lettre qu’Ahmed Zabana a adressée à ses parents avant d’être guillotiné, le 19 juin 1956. Ahmed Zabana est le grand chahid oranais de la guerre de libération. Il a participé au déclenchement du conflit le 1er novembre 1954 par l’attaque d’un poste de la garde forestière d’Oran. Les gardes forestiers étaient sans doute les agents qui incarnaient le plus le pouvoir de sanction arbitraire que le code de l’indigénat conférait à l’administration jusqu’en 1944. François Mitterrand n’avait pas encore aboli la peine de mort : ironiquement ministre de la Justice en 1956, il a paraphé l’ordre d’exécution d’Ahmed Zabana, qui fut ainsi le premier condamné à mort guillotiné de la guerre d’Algérie. Les élus partisans de l’Algérie française réclamaient à grands cris que sa tête soit tranchée. Le FLN avait surenchéri, menaçant la population européenne de représailles terribles.

Ahmed Zabana guillotiné

Ahmed Zabana guillotiné

L’exécution d’Ahmed Zabana et d’un autre condamné, Abdelkader Ferradj, le 19 juin 1956, est un élément déclencheur de la bataille d’Alger. Cette phase célèbre de la guerre vit le conflit s’implanter au cœur d’Alger sous la forme d’une campagne d’attentats. L’Assemblée nationale française avait donné en mars 1956 au gouvernement les « pouvoirs spéciaux ». En vertu de ces « pouvoirs spéciaux » le gouverneur général d’Algérie donna l’ordre au général Massu de pacifier Alger. Celui-ci prit le pouvoir que le gouvernement civil lui offrait : le 8 janvier 1957 il fit entrer une colonne de 10 000 parachutistes dans Alger et proclama la loi martiale. Ses troupes terrorisèrent la population d’Alger et généralisèrent la torture. « L’art français de la guerre », pour reprendre le titre du superbe roman d’Alexis Jenni, prix Goncourt en 2011, s’enrichit d’autant mieux de nouvelles techniques et de nouvelles théories que les gouvernants avaient abandonné le pouvoir aux généraux. La « guerre contre-révolutionnaire » inventée et expérimentée sur le terrain algérois s’exporta plus tard aux États-Unis qui en firent une « doctrine » : la « guerre contre-insurrectionnelle » des généraux américains. Elle s’exporta également dans les dictatures d’Amérique latine soutenues par la CIA dans les années 1970 : torture à grande échelle, disparitions en masse, fosses communes, victimes précipitées dans la mer par hélicoptère.

Villa Sesini siège de la torture leparia

La villa Sesini sur les hauteurs d’Alger siège de la torture durant la guerre

La stratégie militaire de la terreur rétablit l’ordre dans la ville et parvint à faire cesser les attentats ; mais elle accrut considérablement les soutiens au FLN, tandis qu’une vague de protestations s’élevait à Paris contre la torture et la guerre, enclenchant censure et répressions. La bataille d’Alger est le moment où le conflit s’est transformé en guerre civile, avant de déboucher sur des coups d’État : c’est le putsch militaire d’Alger le 13 mai 1958, auquel participait le général Massu, qui a imposé le « retour du général De Gaulle » au pouvoir à Paris, selon l’expression pudiquement consacrée pour désigner ce coup de force.

La dernière lettre qu’Ahmed Zabana a adressée à ses parents avant son exécution se trouve au musée d’Oran, qui porte son nom. Cette lettre possède une charge symbolique bien plus lourde que celle de Guy Môquet exécuté par la Gestapo en 1941, puisqu’elle est un élément du basculement de l’histoire de France. S’il s’agissait de célébrer un symbole de lutte pour des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, contre un ordre social et politique raciste, injuste, maintenu à toute force par un déchaînement de violence, c’est cette lettre qui aurait dû être choisie pour être lue dans les écoles françaises. Guy Môquet, fait remarquer Brahim Senouci, aurait sans doute reconnu en Ahmed Zabana un frère de combat. Tout comme Frantz Fanon, psychiatre martiniquais, médecin chef de l’hôpital psychiatrique de Blida, grande figure intellectuelle de la guerre d’indépendance algérienne. Sarkozy lui-même n’a-t-il pas fait entrer au Panthéon Aimé Césaire, autre figure de l’anticolonialisme, qui lui avait pourtant fait l’affront de refuser de le recevoir à la Martinique trois ans plus tôt ? Les vivants ont sur les morts le privilège de pouvoir les manipuler à leur guise… Mais ça ne les grandit pas toujours.

Lettre Zabana leparia

La lettre de Zabana dactylographiée

C’est en passant entre les mains de la jeune femme qui l’a dactylographiée que cette lettre d’Ahmed Zabana est devenue symbole. Cette femme s’appelait Eveline Lavalette. Elle deviendra Eveline Safir Lavalette en épousant « le père du journalisme algérien », Abdelkader Safir. Engagée dès 1955 dans les rangs du FLN, elle a participé à l’impression du premier numéro de son journal clandestin El Moudjahid. Elle a dactylographié pour ce journal le rapport du Congrès de la Soummam, l’appel à la grève des étudiants, et cette fameuse lettre de Zabana. Elle fut agent de liaison et côtoya les grands leaders du FLN. Elle les a même cachés chez elle : Krim Belkacem, Larbi Ben M’hidi, Abane Ramdane et d’autres… Elle fut arrêtée, emprisonnée et torturée à Oran en novembre 1956. Elle fut ensuite internée en asile psychiatrique car, explique le Quotidien d’Oran dans le superbe éloge qu’il lui a consacré à sa mort, « on ne “conçoit” pas qu’une femme “de souche européenne” choisisse d’être “l’autre” que l’on a tant déshumanisé, on cherche l’explication par les troubles mentaux. » Comme le célèbre couple Pierre et Claudine Chaulet, comme Fanny Colonna, elle a « fait le choix de l’eveline Lavalette lepariaAlgérie [1]. » Elle a été députée de l’Assemblée constituante algérienne de 1962, puis de la première Assemblée nationale en 1964.

C’est lors d’une cousinade près de Perpignan, en octobre 2014, qu’un cousin du mari de ma tante m’a appris qu’Eveline Safir Lavalette était leur commune cousine. Comme beaucoup de Pieds-noirs, il s’intéressait à l’histoire de cette déchirure algérienne [2] qui l’avait amputé de sa terre natale et poussé à l’exil en 1962. Il avait lu sa biographie dans les journaux algériens et souhaitait acquérir le livre autobiographique qu’elle avait publié un an plus tôt : Juste algérienne. Il y avait dans sa voix une pointe de regret, ou peut-être de culpabilité, lorsqu’il m’affirmait qu’elle avait été ostracisée par la famille pour avoir choisi le camp du FLN. Mais il était trop tard pour raccommoder des liens familiaux sectionnés par la guerre.

Le Quotidien d’Oran souligne aussi la fracture familiale dans ces jolies phrases : « choisir d’être l’autre, d’être “juste Algérienne” a un prix. Rupture familiale d’abord. Et, aussi, puisque l’on a choisi d’être “l’autre” de subir […] le traitement que lui réserve l’ordre colonial : la torture, la prison et même des tentatives de liquidation de la part de la Main rouge [3]. »

Sans compter l’asile de fous.

(à suivre)

Notes

Mise en page 1[1] P. & Cl. Chaulet, 2012 : Le choix de l’Algérie. Alger, Barzakh. Claudine Chaulet et Fanny Colonna sont deux sociologues qui débutaient leurs études au moment du déclenchement de la guerre, qui ont pris le parti du FLN et choisi la nationalité algérienne après l’indépendance.

[2] Guerre d’Algérie, la déchirure, est le titre du film documentaire réalisé par Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora en 2012, pour le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, avec la voix de Kad Merad.

[3] La Main rouge est une organisation terroriste fantoche qui servait à couvrir les assassinats et les attentats commis par les services secrets français pour contrer l’activité des organisations indépendantistes au Maroc, en Tunisie puis en Algérie dans les années 1950.

 

La lettre d’Ahmed Zabana

« Mes chers parents, ma chère mère.
Je vous écris sans savoir si cette lettre sera la dernière et cela, Dieu seul le sait. Si je subis un malheur quel qu’il soit, ne désespérez pas de la miséricorde de Dieu, car la mort pour la cause de Dieu est une vie qui n’a pas de fin et la mort pour la patrie n’est qu’un devoir.

Vous avez accompli votre devoir puisque vous avez sacrifié l’être le plus cher pour vous. Ne me pleurez pas et soyez fiers de moi. Enfin, recevez les salutations d’un fils et d’un frère qui vous a toujours aimés et que vous avez toujours aimé. Ce sont peut-être là les plus belles salutations que vous recevrez de ma part, à toi ma mère et à toi mon père ainsi qu’à Nora, El Houari, Halima, El Habib, Fatma, Kheira, Salah et Dinya et à toi mon cher frère Abdelkader ainsi qu’à tous ceux qui partageront votre peine.

Allah est Le Plus-Grand et Il est Seul à être équitable.
Votre fils et frère qui vous aime de tout son cœur H’mida »
الله يرحم الرجال