Contaminations politiques

Analyses, réflexions

Contaminations politiques

Par Rehan

 

Toujours à l’échelle mondiale, le virus peut s’avérer létal pour des régimes qui passent pour stables, je pense par exemple à l’Égypte, la Turquie ou l’Iran. A première vue, la pandémie semble sonner la trêve politique, les dirigeants voulant imposer la grande union sacrée face à la crise. Mais il faut se méfier d’autant plus d’un dragon endormi.

Tout est sens dessus dessous, c’est pourquoi il faut replacer le virus dans son contexte d’apparition. Non pas l’élevage barbare et le capitalisme mondialisé, mais le contexte politique. La phase des « printemps arabes » a ouvert le cycle d’insurrections du millénaire (en fait l’étincelle c’est 2005, mais passons). Il s’agissait de proto-événements mondiaux : tout le monde regardait en même temps les mêmes images d’affrontements avec la police. Plus dingue encore, les populations gagnaient et renversaient en quelques semaines des dictatures qui passaient pour intemporelles. Un preuve était faite : on peut gagner ! Révélation pour l’inconscient collectif à l’échelle de notre espèce entière, et notamment pour toutes le victimes de ce monde : la peur avait changé de camp. Chacun a sa façon était content de voir ces révoltes victorieuses et politiquement, c’était noël pour tous les esclaves que nous sommes.

Évidemment la gouvernance impériale se devait de réagir : que ça bouge un peu c’est bien (soupape à laquelle Facebook contribua joyeusement) mais faudrait quand même pas trop s’habituer à ce genre de fiesta. Ces images de liesses révolutionnaires n’ont pas du tout amusé les autorités en Chine, en Russie et même en Occident. Il fallait donc porter un coup d’arrêt à cette vague-là et réinstaller la peur, la vraie. Ce fut la fonction du cas Syrien. Le massacre de la population révoltée de Syrie, les images répétées de bombardements, le drame des réfugiés, n’avaient qu’un but : parler à notre inconscient pour nous dire « vous voyez à quoi mènent vos histoires de révolution » ? Quel autre but sinon ? Pourquoi soutenir le petit clan Assad quand ils ont lâché Kadhafi et Moubarak qui pesaient bien plus lourd. Simple question de chronologie. Assad est bien tombé, il était le dernier, et il fallait en faire tenir un. Les Occidentaux ne pouvant se permettre de le faire eux-mêmes, ils ont laissé des régimes moins démocratiques (Russie, Iran, la Chine de loin) opérer le sauvetage du chef, le massacre des civils, y compris à l’arme chimique. (A l’heure où on parle tant de chimie et de médicaments, c’est important de se souvenir qu’on a laissé des personnes se faire tuer chimiquement.) Dans tous les cas, « ligne rouge » (Obama) ou pas, il fallait que Bachar El Assad tienne et reste au pouvoir : l’enjeu était symbolique. Et le mal produisant toujours du mal, la conséquence directe de ce choix tactique par les gouvernants fut Daesh et des morts ici, là-bas. Ils ont préféré le chaos à une révolution de plus. Le message est clair, révolution = chaos. Il s’agit d’associer les deux dans les esprits.

MAIS, l’inconscient a ses propres logiques, il ne fonctionne pas mécaniquement, c’est pourquoi il surprend toujours : il échappe en partie au contrôle. 2019 a vu resurgir une vague insurrectionnelle inédite aux quatre coins du monde, de Hong Kong au Chili, avec la chute non moins symbolique d’El Bechir : pas besoin d’être lacanien (le psychanalyste qui s’intéresse à l’âme des mots) pour voir là un beau bras d’honneur à Bachar.

Avant le virus donc, nous en étions là : la planète entière crépitait dans les gaz lacrymogènes, avec trois des vecteurs de force qui faisaient converger les faisceaux foisonnants des mondes sociaux :

1) la lutte des classes : refus de l’exploitation, de la corruption, de l’injustice, des racismes, demande de dignité.

2) la lutte contre le patriarcat : partout il a reculé à une vitesse inédite (avec des mouvements de masse, même en Inde). Malgré les contre-courants locaux (remises en cause de l’avortement, homophobies officielles, cérémonie des Césars, etc) plus rien ne peut freiner cette vague massive : le collapse du patriarcat (même si on s’en rend pas bien compte à l’échelle d’une vie car quand on est dedans ça paraît effectivement bien long).

3) la lutte contre le réchauffement climatique : là aussi, nouvelle vague, inédite à un tel niveau. Loin d’avoir gagné face au verdissement du capitalisme, elle n’en est pas moins le troisième pilier sur lequel s’érige en ce moment la liberté.

Là-dessus débarque une petite forme de vie, jolie au microscope, nommée Corona, et qui crée une onde de choc affective mettant tous les compteurs à zéro pendant quelques semaines. La puissance sociale du virus réside dans sa synchronicité. On ne peut imaginer ce qu’un tel cauchemar commun peut créer dans l’inconscient collectif, car on n’a pas de référent. Mais on peut imaginer qu’exactement comme pour les révoltes arabes, une telle incertitude n’amuse pas du tout les gouvernants : les bourses n’aiment pas l’incertitude. Et c’est pour ça qu’ils procèdent à un tour de vis techno-sécuritaire à l’échelle mondiale, coordonné par tous les régimes. Certainement pas pour sauver des vies (chaque année, un million de morts du Sida alors qu’on a les traitements et quelques dix millions de morts de faim alors qu’on a là aussi le traitement : on dépense un fric monstre à bruler la bouffe qu’on jette). L’enjeu n’est donc jamais sanitaire au sens de sauver la vie, l’enjeu est toujours le gouvernement : garder la capacité à gérer des populations. Ils veulent nous dire « écoutez les ordres, on gère » (la Chine a géré). Surtout, ils veulent au passage nous mettre un bracelet électronique pour nous tracer à jamais.

Alors virus ou pas, si on essaie de faire un petit pas de côté pour regarder le tableau autrement, dans un monde en pleine ébullition politique (manifs sauvages partout sur Terre) entendre des drones hurler « Restez chez vous ! », cela a quelque chose d’explicite.

Sauf que. Sauf que là aussi, ça ne marche pas partout aussi bien qu’en France. Par exemple, dans le 93 ça ne prend pas aussi bien que dans le reste de la France. Ensuite, en Iran par exemple, le régime a dû envoyer l’armée pour faire respecter le confinement car la population, déjà anéantie par le blocus économique imposé par l’Occident, refusait de perdre encore un peu plus de terrain politique. La dictature iranienne est débordée sur sa droite par des fanatiques religieux qui veulent maintenir leurs rites, virus ou non, car ils les maintiennent depuis des siècles et les maintiendront quoi qu’il arrive (alors que le mur des lamentations a été déserté) et sur sa gauche par les aspirations démocratiques d’un peuple hyper-instruit. Et le problème pour le gouvernement iranien, c’est que là-bas l’argument sanitaire marche moins bien qu’ailleurs, car les chiites entretiennent un autre rapport à la mort : ils ne la réduisent pas à une catastrophe, surtout si elle est collective. Résultat, le pouvoir a libéré presque la moitié de ses détenus (85 000 sur 100 000) ! A-t-on seulement déjà vu une chose pareille ? Il me semble que non, jamais un régime n’a libéré en même temps autant de ses prisonniers. Encore une fois l’argument sanitaire ne suffit pas : c’est une reculade politique. Certes le pouvoir a maintenu son confinement, mais il est aussi acculé comme jamais depuis 79.

(Les élus du 93 ont eux aussi demandé l’armée pour faire respecter le confinement. Si jamais l’armée est déployée pour renvoyer physiquement les banlieusards dans leurs tours, cela créerait un précédent historique spectaculaire, auquel même les plans de vigiles pirates ne nous ont pas préparés.)

En Égypte (100 millions d’habitants, Le Caire étant la plus grosse ville du continent) les chars de Sissi ont écrasé toute flamme de révolte, avec la bienveillance de la France notamment. Mais la pauvreté n’a pas régressé, au contraire. Or la peur avait changé réellement de camp pendant la révolution : ils étaient 10 millions au Caire pour faire tomber Moubarak (la plus grosse émeute de l’histoire humaine), ils pourraient être 40 millions excédés par le virus, qui a une certaine capacité à faire péter les plombs, comme vous l’aurez sans doute remarqué.

La Turquie, son dictateur, Erdogan vient de perdre Istanbul (et deux fois de suite, parce que monsieur est mauvais joueur, quand il perd, il dit que ça comptait pas). Or, Istanbul est un phare historique. Là-bas aussi, la vague virale pourrait faire sauter des digues.

On peut décliner sur l’Amérique Latine en état d’instabilité chronique, et encore ailleurs dans le monde.

Surtout, en cas de deuxièmes vagues foudroyantes, c’est la Chine qui pourrait trembler. On a en effet une image un peu trop lisse de ce qu’on appelle bêtement « la Chine », victimes que nous sommes de la propagande du parti communiste et de son soft power (le fait qu’ils rentrent leurs aiguilles dans nos corps ne dit pas rien, car c’est Mao qui a décidé seul de relancer l’acupuncture, alors tombée en désuétude). « La Chine » n’existe pas. Il n’y a qu’un collage de territoires très divers et instables, non contrôlés, depuis des siècles : c’est une poudrière que les méridiens du pouvoir ont bien du mal à « équilibrer », sinon ils ne confineraient pas 1,5 million de personnes en camps de concentration. Un virus ? Voilà qui pourrait faire vaciller l’idéal équilibre « chinois » : si les gens sont malades, il n’y a plus de grande santé nationale.

Dans ces hypothèses sur-optimistes, Corona pourrait rouvrir la question de la révolution. Vous savez, ce vieux truc qu’on dit mort, mais que personne n’a jamais réussi à enterrer. Pas de vaccin contre ce virus-là : il ne cessera de muter.


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