Analyses, réflexions
Complotisme imaginaire et discrimination réelle
Sur un document de rentrée du ministère de l’Éducation nationale
Christiane Vollaire
Préambule : la circulaire incriminée ici vient d’être miraculeusement retirée du site Eduscol où plus personne ne peut, depuis hier (12 mai 2020), la trouver. On peut y voir un geste de prudence du pouvoir eu égard à la levée de boucliers qu’il a heureusement suscitée. Mais ce retrait en catimini et sans explication ne préjuge en rien d’un infléchissement de la ligne politique nauséabonde qui a présidé à sa rédaction au sein de la technocratie ministérielle. C’est cette ligne-là que sa dénonciation nous permet de combattre.
Une note simplement abjecte vient d’être diffusée par le ministère de l’Éducation nationale, en vue de la réouverture programmée des écoles mettant fin à la période de confinement lié à la pandémie de Covid 19. Le virus y est implicitement identifié à une certaine catégorie de population (définie elle-même par sa pulsion « coutumière » à la « satisfaction vengeresse ») dans le titre même. C’est d’abord un manifeste islamophobe et raciste. Mais c’est en outre (et ça va de pair) :
– un appel à la délation jusque dans la cour de récréation,
– une absolution donnée à l’intrusion policière de la préfecture au sein des établissements scolaires,
– une assimilation de tout propos critique à un « trouble à l’ordre public » digne de « sanction »,
– l’identification de toute mesure gouvernementale à la représentation hégémonique des « valeurs républicaines » et du « discours scientifique »,
– l’identification de toute opposition à la « désinformation » et au « complotisme ».
On y lit, étalée sans vergogne, une rhétorique non seulement raciste, mais totalitaire au sens propre (puisqu’elle désigne l’État comme représentant unique des valeurs sociales, de « la » science, de la définition de ce que doit être une communauté et de la décision de sanction), dont le niveau d’obscurantisme et de négationnisme (sur la réalité de la pluralité sociale, des discriminations et des rapports de classe) a rarement été atteint.
L’été dernier, au sein de l’université, la levée de boucliers contre des directives islamophobes similaires a permis leur retrait. Mais ceux qui en étaient responsables n’ont nullement été évincés, et les dispositifs sécuritaires dont elles étaient issues perdurent, avec le but avoué d’intégrer l’« esprit de vigilance » comme un esprit d’entreprise et de délation au sein des systèmes d’enseignement. Et les menaces brandies au nom de la pandémie en accroissent l’arbitraire.
Accueillir ?
Cette note s’inscrit dans un document du ministère de l’Éducation, paru début mai 2020, prenant place dans la rubrique « Continuité pédagogique ». Il s’intitule « Réouverture des écoles : comment accompagner au mieux les élèves ? » et prétend préparer ainsi « l’accueil des élèves », au moment où va prendre fin, le 11 mai, l’ordre de confinement général qui a instauré depuis le 17 mars la fermeture des établissements scolaires pour raisons sanitaires.
Ces directives, pour l’accueil d’élèves revenant dans leurs établissements après quasiment deux mois d’arrêt, se présentent en neuf fiches destinées à « souligner les points de vigilance à porter à certaines situations et l’importance à accorder à la parole des élèves ». Toute cette sémantique de l’accueil, de l’écoute, de l’attention, de la parole et de la bienveillance va de pair avec une rhétorique de la « vie collective, solidarité, fraternité et communauté » déployée dans la fiche n°4 qui porte ce titre.
Deux fiches, toutefois, font rupture dans ce paysage édénique : les fiches 6 et 7, abordant respectivement les « risques de repli communautaristes » et les « risques de dérives sectaires ». Dans les deux cas, sont mises en accusation les « théories complotistes » menaçant de discréditer les mesures prises officiellement sur le plan sanitaire. La seconde ne fait que reprendre plusieurs éléments de la précédente. Mais si, dans la fiche 7, les enjeux se présentent en termes d’ « identification », de « prévention » et de « sensibilisation », dans la fiche 6, ils se présentent en termes de « lutte » assortie de « sanctions ». Si dans la seconde il est fait appel aux « services compétents » (sociaux en particulier), dans la première, il est fait appel à la préfecture et aux services de police.
Enfin, six fiches sur neuf mentionnent le nom de la maladie. Mais sur ces six fiches, une seule ne lui donne pas son nom scientifique de « Covid 19 » mais celui de « coronavirus », faisant textuellement voisiner le mot « virus » et le mot « communautarisme » dans une résonance identifiante.
Une étrange manière de concevoir l’« accueil », dont on apprend, dans cette fiche 6, qu’elle cible en priorité les « quartiers particulièrement sensibles identifiés dans le plan mis en place depuis février 2018 ». Or février 2018 est la date de promulgation du « plan national de prévention de la radicalisation », édicté par le ministère de l’Intérieur, à partir d’un Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (CIPDR).
Le premier objectif de ce plan, est de « prémunir les esprits », et pour cela, selon ses propres termes, d’« investir l’école ». Et, ensuite, de « compléter le maillage » dans les administrations, dans les collectivités territoriales, dans le sport, dans l’entreprise, et enfin … dans l’enseignement supérieur et la recherche, avec la systématisation de « référents radicalisation ». Ce sont du reste les mesures imposées par l’un de ces « référents » qui ont suscité, à Cergy en particulier, la réaction de refus catégorique des personnels universitaires et des étudiants. Une entreprise idéologique qu’on peut bel et bien qualifier, elle, de « radicale » : celle, justement, de l’éradication des déviances auxquelles est assimilé ce que la directive nomme « communautarisme », identifié au « complotisme », et dont le déracinement doit s’opérer jusque « dans les esprits » (à la manière dont le président russe se targue de poursuivre ses opposants « jusque dans les chiottes »).
Des « valeurs républicaines » et du « discours scientifique »
Si l’objet du plan de février 2018 est d’identifier « délinquance » et « radicalisation », puis « radicalisation » et « islam », puis « islam » et « terrorisme », afin de justifier corrélativement la montée en puissance du contrôle policier sur l’ensemble de la population et son impunité grandissante dans les quartiers où en est parquée la part « issue de l’immigration », l’enjeu central de cette fiche 6 « Coronavirus et risque de replis communautaristes » en complète autrement les effets. Ce qui s’y affiche en effet est clairement dit dès l’introduction :
La crise du Covid-19 peut être utilisée par certains pour démontrer l’incapacité des États à protéger la population.
Le problème n’est donc nullement ici celui de l’« accueil » ou de l’« accompagnement » des élèves, tel qu’il s’affiche dans le titre de cette fiche. Mais bien plutôt celui du discrédit que la gestion de la pandémie a jeté sur le pouvoir politique, et qui renforce une défiance légitime dans l’ensemble de la population, outre la défiance suscité par la réponse violente aux exigences sociales et l’obstination dans des réformes destructrices et, pour cette raison, nécessairement impopulaires. Mais en outre, cette gestion de la pandémie aboutissant à l’hécatombe des Ehpad, au sacrifice des personnels soignants, à la pénurie du matériel élémentaire de protection, s’est ajoutée au double sabordage institutionnel qui l’avait précédée : restrictions budgétaires drastiques dans le domaine de la santé et dans celui de l’éducation, réformes aberrantes imposées contre ces derniers ; et, dans les deux cas, mépris total de tout mouvement de protestation, aboutissant à des violences policières massives contre les soignants, contre les enseignants, contre les étudiants, contre les élèves, et ce sans discontinuer depuis des mois qui se comptent maintenant en années, et dont le mouvement des Gilets jaunes a été un point de cristallisation.
Enfin, dans les dernières semaines, dans les quartiers populaires, à une dégradation grave des conditions de vie liée à la perte d’emplois générée par le confinement, est venu s’ajouter un surcroit de violences policières, portant à neuf en deux mois le nombre de morts aux mains de la police. Un tel bilan s’accompagnant de l’amnistie anticipatrice votée en toute hâte, en faveur des responsables politiques, par un parlement confiné.
Face à ce bilan, honteux au plein sens du terme, le ministère semble s’inquiéter de possibles « réactions d’élèves », précisément dans ces « quartiers sensibles » qui, au cours de ces deux mois hors du regard public, ont plus été traités par la matraque que par le care :
Certaines questions et réactions d’élèves peuvent être abruptes et empreintes d’hostilité et de défiance: remise en question radicale de notre société et des valeurs républicaines, méfiance envers les discours scientifiques, fronde contre les mesures gouvernementales.
Quelle est donc cette première personne du pluriel qui s’applique à « notre » société, dont semblent être exclus ceux qui posent ces questions « abruptes » (par manque de savoir-vivre, sans doute, ou par ignorance inexcusable du « vivre-ensemble » dont ce système éducatif a fait son antienne) ?
Ce « nous » des « valeurs républicaines » et du « discours scientifique », est-il vraiment représenté par ces « mesures gouvernementales » contre lesquelles une large partie de la population s’est insurgée (et pas seulement dans les quartiers populaires) ? Que dire alors des avocats qui ont enfilé le gilet jaune ? Des chefs de service hospitaliers qui ont démissionné en bloc, des chercheurs du CNRS qui ont dénoncé le poids les lobbies sur la recherche et la création du CIPDR comme police des chercheurs au sein même de leurs laboratoires ? Que dire de ce texte[1] de Bruno Canard, directeur de recherche en virologie au CNRS, dont les crédits pour la recherche sur les coronavirus, commençant à donner des résultats en 2004, ont été quasi-suspendus … en 2006 ? Que dire du sociologue Saïd Bouamama, interdit de parole par le ministère de l’Intérieur en juillet 2019, sur pression explicite du Rassemblement national, à un colloque scientifique international sur Les Mécaniques de l’extrémisme violent qu’il coorganisait à partir d’un travail de terrain mené depuis quatre ans[2] ?
Ces élèves, à qui l’on impute une « fronde contre les mesures gouvernementales », sont-ils alors effectivement victimes de manipulations idéologiques séparatistes visant à « troubler l’ordre social » ? L’objectif de ce pouvoir si soucieux du bien des élèves est donné dans la circulaire qui défend ces mesures gouvernementales :
Lutter contre la désinformation, les théories complotistes, les rumeurs et les fake news sur le Covid-19 utilisées à des fins mercantiles et politiques.
Les protestations contre les « réformes », les interventions en faveur d’un espace public retrouvé, la défense des droits, la promotion d’une recherche non inféodée aux intérêts économiques, la dénonciation de la corruption au sommet de l’État, le refus de l’impunité policière, et la relation de tous ces éléments à la revendication d’une politique sanitaire digne de ce nom, est-ce que ça relève de « la désinformation », des « théories complotistes », des rumeurs et des fake news ? Et doit-on rappeler que l’appellation même de fake news a été massivement utilisée par l’actuel président des États-unis pour discréditer les accusations les plus fondées de ses adversaires ?
« Complotisme » et colonialisme
En saisissant, à plusieurs niveaux, les enjeux de cette circulaire, on est conduit à une mise en abyme de toutes les confusions qui y sont intentionnellement produites, et de la violence politique qui s’y manifeste sous les apparences benoîtes de l’« accueil des élèves » et sous le double langage de l’« unité républicaine ».
Publiant Du Contrat social en 1762, Rousseau y voyait lui-même une utopie rétroactive, destinée à montrer ce qui aurait dû être pour que le pouvoir politique soit légitime et ce que l’on devrait viser pour qu’il puisse enfin le devenir. Et il mettait en évidence l’écart abyssal entre l’état civil tel qu’il devrait être pour répondre aux règles élémentaires de justice, et l’état de civilisation tel qu’il est, dans ce qu’il a détourné et perverti des exigences du droit. Il montrait ainsi que la réalité d’une république, qu’il appelait de ses vœux, ne pourrait se fonder sur sa simple appellation. Près de 260 ans plus tard, et après deux siècles de violence coloniale et post-coloniale, un système politique qui a repoussé les descendants des colonisés dans les quartiers discriminés des banlieues ne trouve rien de mieux que de délégitimer les critiques dont il est l’objet en les renvoyant à la stigmatisation de ces quartiers. Et en faisant de la « République une et indivisible » une réalité parfaitement accomplie, que des « communautaristes » tenteraient dangereusement de remettre en cause et de déstabiliser.
Et de fait, cette directive de mai 2020 pourrait avoir été écrite en pleine guerre coloniale, puisqu’il est vrai qu’un discours présidentiel aberrant a décrété ce pays « en guerre » avant de tenter le mettre sous cloche. Et on peut se souvenir que le premier usage en France du concept juridique d’état d’urgence, où la direction politique ramène le pays depuis les attentats de 2015, date de 1955, motivé par la guerre d’Algérie, durant laquelle il est appliqué trois fois.
L’accusation de « complotisme » résonne donc bel et bien ici pour discréditer les accusations qui peuvent être portées contre des collusions politiques manifestes. Elle est une manière de bâillonner tout discours critique en l’identifiant à un fantasme délirant. Mais elle est dans le même temps, liée à l’accusation de « communautarisme », un discours profondément raciste, qui associe cette fantasmatique délirante à un repli archaïque. Et sur ce point, le texte lui-même est en pleine contradiction interne, puisqu’il valorise dans le même temps l’idée même de communauté dans les termes suivants :
Le communautarisme peut être alors considéré comme une menace pour la cohésion sociale en France. A l’inverse, les communautés en France sont anciennes et expriment le lien social. L’appartenance à une communauté, voire à plusieurs communautés, est un lien positif, voire essentiel pour la construction de l’identité de la personne et le développement des valeurs de l’individu.
Il y aurait donc de bonnes et de mauvaises communautés, dont le partage se ferait en fonction de leur « ancienneté en France ». Il n’est même plus ici question de « radicalisation religieuse », mais tout simplement d’« ancienneté » (remontant jusqu’à quand ?) sur le territoire. Et l’on voit par là que ce qui est visé est ni plus ni moins que refuser le droit du sol à ceux que les liens du sang attacheraient à d’autres territoires, dans une véritable idéologie coutumière dont l’archaïsme fait tout à coup effraction dans cette ode à la modernité scientifique et républicaine.
L’effet essentiel de ce discours absurde, archaïque et nauséabond, se présentant comme une directive gouvernementale du ministère de l’Éducation, n’est rien d’autre que la stigmatisation la plus éhontée. Et, pour en respecter les injonctions, il faudrait que tout enseignant et tout personnel de l’éducation aille à l’encontre de ce que l’histoire, l’économie, la littérature ou la philosophie, tout autant que sa propre expérience, lui ont appris de la réalité d’un commun social. Pour tout élève des quartiers populaires auquel il s’adresse – et en particulier ceux qu’un corps de police défendant cette politique a récemment fait mettre à genoux à Mantes-la-jolie – il est une nouvelle insulte jetée à sa face.
Notes
[1] Bruno Canard, « La science ne marche pas dans l’urgence », in Université ouverte, 4 mars 2020.
[2] Voir le communiqué de la Ligue des Droits de l’homme. Et les soutiens apportés au chercheur
Photo de Une : © Philippe Bazin, entrée du Centre Dipoli construit en 1961 pour le syndicat des étudiants de l’Université Aalto, architecte Reima Pietilä, Helsinki, août 2009.