SBA : le Far West ?
(par Laurent Bazin)
A plusieurs reprises, Moha compare Sidi Bel Abbès au Far West. Cette image tient à deux choses. Tout d’abord, l’ambiance qui y règne : ambiance d’ennui, comme une sorte de bout du monde, loin de tout, accablé par la chaleur en été. La sécheresse de l’air et l’aridité du paysage sont bien sûr des éléments qui rappellent les images de westerns. A peine à 200 km plus au nord, de l’autre côté du bras de mer qui sépare la côte oranaise de l’Andalousie, à proximité immédiate de la ville d’Almeria dont le nom dérive de l’arabe « le port », se trouve le désert de Tabernas : il abrite trois villages-décors érigés à partir des années 1950 pour le tournage de westerns, notamment les « westerns spaghetti » de Sergio Leone et d’autres réalisateurs italiens. L’agencement de la ville elle-même est un autre élément d’analogie avec les décors du Far West. SBA est une ville de garnison où le temps semble suspendu : alignées le long de rues tracées à angles droits, les maisons de l’époque coloniale demeurent presque inchangées. La misère, le banditisme, la prostitution pourraient sans doute passer inaperçus à des voyageurs de passage ; ils n’échappent pas à l’œil exercé d’un émigré qui a été socialisé dans la délinquance de rue et formé par l’expérience de la prison. La corruption qui régit les rapports entre l’administration et les administrés complète ce tableau. Un univers sans règles, rustre et brutal, régi par des rapports de force. Le personnage du « tueur de terros » rencontré à la frontière algéro-marocaine est à cet égard emblématique.
Dans le regard de Moha, ce tableau est exotique. Il y est un étranger, plongé de force dans un décor qui lui paraît sauvage, un peu comme un spectateur qui aurait été projeté malgré lui de l’autre côté d’un écran de cinéma et qui se retrouverait brusquement « en plein Far West ». Telle est sans doute une condition commune à beaucoup d’exilés. Je montrerai plus loin que cette idée d’un univers sans règles est cependant un lieu commun des représentations que la société algérienne véhicule sur elle-même. « Makench dawla : il n’y a pas d’État (ou : il n’y a pas l’État) » est une formule stéréotypée du langage courant en Algérie, qui traduit cette idée de l’absence de la force civilisatrice et pacificatrice de l’État, capable d’instaurer l’ordre et d’imposer des règles ; c’est à dessein que j’utilise ici les termes même du discours colonial car c’est un des objectifs de ce livre que d’explorer ce qui demeure de l’expérience de la domination coloniale — en Algérie aussi bien qu’en France, et dans les relations complexes entre les deux sociétés.
En second lieu vient l’impression prégnante d’un retour vers le passé, à l’époque des cow boys, dans un monde arriéré. Ce second aspect est pour Moha le plus important et le plus lourd en terme de sentiment de déchoir. Un univers où les paysans viennent proposer en ville leurs récoltes sur des charrettes tirées par des ânes. L’évocation des ânes apparaît plusieurs fois dans le récit. Hmar, en Algérie, est un animal qui symbolise la stupidité, entêté ou docile selon les circonstances, au gré de son humeur ou des ruses que déploie son maître. C’est aussi l’animal de trait, symbole par excellence de la rusticité, dont on se moque ou dont on fait un élément d’humour. Il en va ainsi par exemple de la blague qui circule sur les contrebandiers utilisant l’âne comme complice involontaire de leurs méfaits, à l’aide d’une ruse qui, comme dans un conte, permet à la fois de déjouer la vigilance des douaniers et de jouer de l’ignorance et de la force de l’habitude de l’animal (l’âne connaît le chemin ; on lui place des écouteurs sur les oreilles pour lui faire entendre la voix de son maître). Traiter quelqu’un de « hmar » pour le désigner comme un imbécile est une insulte très fréquente en arabe algérien ; l’équivalent en français « c’est un âne (bâté) », tombe à l’inverse en désuétude car l’âne est en France un animal du passé. Par l’évocation de l’âne, c’est donc l’image du passé et de la rusticité qui s’attache au bled, sinon à la figure même du « blédard ». Moha a grandi en Europe. Il y a forgé sa conscience et sa compréhension du monde — sa mentalité selon le terme qu’il utilise pour exprimer ce qui relève pour lui de l’évidence : rejeté de France et atterrissant en Algérie, il y fait l’expérience brute de l’altérité, il mesure toute la distance qui le sépare du « blédard ».
(à suivre)
Algérie : l’âne et le chien
*
Duel au Far West algérien
(vidéo extraite de Taxi El Makhfi, avec Othmane Ariouet et El Bombardi)