A SBA, lorsque je voyais mon grand-père s’occuper de son hanout, avec mon oncle Jamal et le petit Tayeb dans ses basques, ça me rappellait les épiceries turques où j’ai travaillé en Allemagne. Nous habitions à Korbach, une très jolie petite ville dans la région d’Essen. Nous étions dans un appartement au deuxième étage d’une maison à colombages, en face d’une petite église. J’avais douze ans. Il y avait un magasin d’alimentation turc tout près de la maison. Le patron s’appelait Kamel. Je le surnommais Kamel bulhi, le barbu. C’était un Algérien. J’avais su gagner sa confiance et il avait accepté de m’employer.
Ça l’arrangeait parce que je vivais tout à côté alors qu’il habitait à Kassel, à 20 ou 30 km. Il me laissait la clé pour que je fasse l’ouverture de la boutique. Le camion turc livrait le pain à 7h du matin. J’arrivais juste après son passage. Le paquet était devant la porte. J’ouvrais le magasin, je triais le pain et je le mettais en place, puis je sortais les fruits et légumes et je les disposais sur des étals.
Il m’est arrivé d’appeler ma mère pour qu’elle vienne avec des sacs et qu’elle les remplisse. Je voulais lui faire plaisir. Je ne l’ai fait que deux fois. Je n’étais pas beaucoup payé pour tout le travail que je faisais. Kamel me disait parfois « bon, je vais faire un tour à Kassel, j’arrive d’ici deux-trois heures » et il me laissait seul. C’est moi qui faisais tout. Si une vieille arrivait : « Oui madame ? Vous désirez ? Combien de kilo ? » Hop hop. « Ça fait tant ». J’étais tout seul dans la boutique. J’étais à la caisse. Je n’avais que 12 ans.
L’épicerie était grande comme six cellules de prison, sans doute un peu plus. Elle devait faire 60 m2 puisqu’une cellule fait 9 m2. C’était une épicerie turque, avec des caisses de fruits et légumes étalées dehors et à l’intérieur. Il y avait un rayon de produits frais au fond du magasin et des bacs avec toutes sortes de fruits secs sur un pan de mur. Près de la caisse, à l’entrée du magasin, il y avait une vitrine avec saucisson casher, olives, tomates sèches, dolma, halwa, fromage feta et gazi etc.
Tout au fond du magasin, un escalier raide, étroit, descendait vers les toilettes. Un jour où je descendais pisser, j’ai remarqué une sacoche dans l’escalier. Elle était grise et noire, posée négligemment sur le côté. Elle m’interpelait, elle m’intriguait. J’étais encore un môme. C’était comme si elle me susurrait « ouvre-moi, ouvre-moi ! » Alors j’ai obéi, je l’ai ouverte. J’ai trouvé un flingue à l’intérieur. C’était la première fois que je voyais un kabous. Un putain de flingue : neuf, chromé, brillant comme un bijou, avec une crosse ciselée. J’ai eu peur, je l’ai rangé vite fait. J’ai poursuivi ma route pour aller faire pipi et je suis remonté à la boutique. Je n’ai rien osé dire à Kamel, j’ai fait comme si de rien n’était.
Le propriétaire a changé. Kamel a été remplacé par un Turc. En partant il m’a dit : « tu lui montres tout ». Je lui ai montré. Ensuite, le patron a fait venir son fils. Je lui ai tout montré à lui aussi. Alors le patron m’a dit : « C’est fini aujourd’hui. On va s’arrêter là. »
A 100 mètres, il y avait une autre épicerie, également tenue par un Turc qui s’appelait Ahmed. Je m’y suis fait embaucher. Il faisait magasin d’alimentation et kebab à emporter. C’est à partir de ce moment que je me suis intéressé aux kebabs. L’épicerie, les fruits et légumes, je connaissais par cœur. Ce qui m’intéressait le plus, c’était la branche de kebab et les sauces et salades dans la vitrine. Je prenais le couteau long de 50 cm, à lame plate et finement aiguisée, et je découpais la viande. Ça ne paraît rien, mais c’est tout un art. Ahmed m’avait montré comment faire, en tenant la lame bien verticale pour découper de fines lamelles de viande.
Je prenais le pain, je le remplissais de sauce cacık (tzatziki) faite maison, de salade-tomates-oignon, je terminais par les lamelles de viande, et je mettais le sandwich sous la presse. J’aimais le moment où je le ressortais, la grille de la presse profondément incrusté dans le pain tout chaud, tout doré. Je l’emballais dans un carré de papier et je le présentais au client. Je le regardais s’éloigner en mettant de gros coups de dents dans le sandwich que je lui avais préparé. Ça me faisait plaisir. Il n’y avait pas de frites. On ne sert pas de frites dans les kebabs en Allemagne.
Lorsque je me préparais un sandwich pour moi-même, j’y ajoutais du fromage avant de le mettre sous la presse. A cette époque, en Allemagne, ça ne se faisait pas. C’est moi qui avais trouvé ce petit plus que je me réservais à moi-même. J’adorais sortir le sandwich de la presse et sentir l’odeur du fromage fondant qui se mélangeait à celle de la viande.
Ahmed avait commencé à me faire faire des tâches secondaires, comme écraser les cartons vides avant de les mettre à la poubelle. La deuxième étape, c’était de débarrasser les étals de fruits et légume, ainsi que l’installation du kebab, le soir avant la fermeture. Ensuite, il m’a demandé de m’occuper de mettre en place la marchandise pour l’ouverture le matin. Puis il m’a donné un cahier et un crayon et m’a demandé de noter tous les produits et leur prix. Après cela, il m’a fait confiance et m’a laissé la caisse et la tenue du magasin pendant son absence.
Ahmed m’apprenait le métier. Il me donnait des conseils, m’enseignait des techniques, me montrait des astuces. Il m’a amené une fois au marché de gros de Dortmund faire des courses. Comme il fallait y aller en plein milieu de la nuit, il m’avait invité à dîner et à passer la soirée chez lui en attendant qu’il soit l’heure. Son fils, qui avait trois ans de moins que moi, nous accompagnait. A Dortmund, on avait pris un kebab à l’arrache dans un food truck : sans sauce, sans salade. C’est ça les vrais kebabs : pain, viande.
Chez le grossiste, on avait acheté des légumes, fruits, fromages, fruits secs, et tout ce qu’il fallait comme approvisionnement. Quand on est arrivés à la caisse, Ahmed a donné la facture à la caissière et elle s’est mise à taper… C’était impressionnant. Tout en pianotant sur son clavier, la feuille posée à côté, elle discutait avec sa collègue, échangeait des nouvelles des enfants, répondait aux questions que lui posait le patron et tchatchait avec Ahmed. J’étais fasciné par ses doigts qui s’agitaient à toute allure pendant qu’elle bavardait, imperturbable. Clac clac clac clac. Elle ne se trompait pas. Pendant ce temps, un manœuvre transportait les marchandises dans la camionnette.
Lorsque les fêtes de la ville sont arrivées, tous les vendeurs de magasins étaient en tenue traditionnelle. Ahmed avait ramené un brasero pour faire griller des marrons et m’avait apporté une habit traditionnel turc. Le lendemain, il y avait une photo de moi dans le journal local.