Propos sur un colloque censuré : le révélateur d’une fascisation rampante

Article publié le 14 juillet par Saïd Bouamama sur son blog

Devant participer à la présentation les 3 et 4 juillet dernier des résultats d’une recherche sur les « Mécaniques de extrémisme violent » au cours d’un colloque international à visée comparative, je me suis vu interdire de participation et de parole par l’institution porteuse suite aux pressions du ministère de l’intérieur. Cette recherche pluridisciplinaire à laquelle je contribue depuis son début s’est étendue sur 4 ans et était adossée à un dispositif d’accompagnement pour des jeunes considérés comme « radicalisés ». L’accompagnement et la recherche ont touchés 105 jeunes français et les conclusions de l’investigation devaient être mises en comparaison avec des expériences de Belgique, du Canadienne, du Brésil, des Etats-Unis et du Tchad. La censure qui m’a touché fait suite à une « lettre ouverte à Castaner » du Rassemblement National relayée immédiatement par le Figaro, Valeurs actuelles, Français de Souche, etc., présentant les « intitulés des tables-rondes » comme faisant « transparaître une idéologie laxiste et l’éternelle culture de l’excuse chère à l’extrême-gauche » d’une part et moi-même comme « islamo-gauchiste » d’autre part.

Cette interdiction n’est pas la première. Au cours de ces dernières années plusieurs débats et un colloque ont été reportés et/ou annulés en raison de campagnes de diffamation menées par l’extrême-droite ou par le Printemps Républicain. Cette fois-ci la capitulation immédiate à une injonction de l’extrême-droite porte sur une recherche (dont on peut certes ne pas partager la méthode ou les conclusions et en débattre) ce qui est lourd de signification. Avec les violences et arrestations subies par les Gilets Jaunes (qui sont déjà depuis de nombreuses décennies une réalité meurtrière dans les quartiers populaires), les pressions sur certains journalistes, les restrictions au droit de manifester, etc., cette censure est un révélateur d’une logique de fascisation qu’il est urgent de contrecarrer.

Je publie ci-dessous la première intervention que je devais présenter au colloque restituant quelques axes méthodologique de l’équipe de recherche. Chacun pourra ainsi se rendre compte par soi-même de son pseudo « islamo-gauchisme » et de sa « complaisance avec le djihadisme ».  Les participants aux colloques ne s’y sont pas trompés en applaudissant chaleureusement mon intervention lue en mon absence. Je remercie vivement les 130 personnalités qui m’ont apportés leur soutien dans une tribune à Médiapart intitulée « En soutien à Saïd Bouamama ». Transformée en pétition celle-ci peut être signée à [cette] adresse.

Nous reviendrons dans notre prochain article à la fois sur les résultats de la recherche et sur notre analyse de cette censure dangereuse.

Voici cette intervention :

Un  « bricolage méthodologique » au service d’un objet complexe

Tenter, comme nous avons tenté de le faire, de saisir le processus du « devenir extrémiste violent » ou la « mécanique de l’extrémisme violent » est une épreuve redoutable dont on ne sort pas entièrement indemne en dépit des protections et garde-fous absolument nécessaire mais toujours insuffisant que nous pouvons et que nous avons posés. L’épreuve en question n’est, en effet, rien de moins que la confrontation à l’innommable et à l’impensable : des enfants envisageant de tuer et de se tuer. Une partie de nos enfants  en arrive donc à réduire leur champ des possibles qu’à une seule unique perspective mortifère. Face à une telle épreuve nous avons formalisée de manière transdisciplinaire quelques éléments de postures  méthodologiques dès l’enclenchement de notre expérience. Celles-ci avaient pour vocation et objectifs de nous écarter des tentations par soucis de protection à savoir : la tentation de recycler sur notre objet des savoirs acquis pour d’autres objets ; la tentation de la mise en typologie inadéquate à des trajectoires aussi diverses et aussi complexes ; la tentation de la recherche de la causalité unique ou déterminante ; la tentation du choix d’un système de conceptualisation définitif. Sans être exhaustif nous pouvons formaliser ces postures méthodologiques comme suit :

  1. Notre première posture est celle de l’humilité. Nous sommes devant un objet et un chantier entièrement inédit sur lequel le champ des savoirs existant nous dit peu de chose quelle que soit la science sociale ou humaine mobilisée. La prétention au savoir préexistant sur un tel objet est heuristiquement inefficace, elle produit de la cécité et de la surdité aux bruits et aux vacarmes de notre réel contemporain inédit et elle rend indisponible à l’écoute d’une souffrance qui n’a plus de mots pour se dire. Le pari était dans l’Inversion de la RA en AR.
  2. Notre seconde posture fut celle du refus de l’essentialisation. Nous ne sommes pas en présence d’un groupe humain homogène, ahistorique, sans mouvement et sans interactions avec les autres groupes sociaux. Nous sommes bien en présence de sujets divers ayant été et s’étant bricolés à partir d’une histoire, d’un héritage, d’épreuves, de rencontres et de non rencontres, etc. Bref ces enfants, nos enfants, sont une production « made in France » constituant un analyseur de notre société et de ses failles, de notre protection de l’enfance et de ses limites, de notre système éducatif et de ses manques, etc.
  3. Notre troisième posture fut celle du choix du déséquilibre. Notre objet et sa complexité nous confronte aux limites de chacune de nos disciplines. La réalité sociale qui affleure avec de tels objets ne se laisse pas découper dans les frontières de chaque discipline. Il fallait donc que chacun d’entre nous accepte de sortir de sa zone de confort pour entrer, non pas dans un mélange désordonné des disciplines mais dans l’acceptation d’une alternance permanente entre les disciplines. Le pari était de rester sociologue ou psychologue par moment tout en soumettant les résultats et questionnements acquis aux autres approches disciplinaires. Il est vrai que nous avions un point d’appuis préalable pour ce faire. Tous les membres de l’équipe pluridisciplinaire ont croisé Frantz Fanon dans le processus de formation intellectuel, dans la fabrique de leur subjectivité, dans le choix de leurs sujets d’étude. Or ce dernier est sans doute, un des penseurs qui a le plus maintenu l’interrogation permanente pluridisciplinaire tout en étant centré en permanence sur son approche scientifique.

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