Chapitre 2. Le haouch et le hanout
Retour à SBA. La dernière fois que j’étais venu chez mes grands-parents, la seule fois en fait, c’était en 2006 pour deux semaines de vacances. Ah non, j’étais venu une fois quand j’étais enfant. J’avais oublié. Écrire fait remonter des souvenirs que j’avais zappés, ou des choses auxquelles je n’avais plus prêté attention depuis longtemps. Des choses enfouies. La première fois, c’était donc en 1989 peu avant que nous quittions l’Algérie pour l’Allemagne. J’avais six ans, on était restés une semaine, avec ma mère, mon frère et ma petite sœur. En 2006, deux semaines avec mon père. Et me voici de retour en 2012, catapulté hors de chez moi par les condés, balancé de l’autre côté du mur de la forteresse Europe, avec interdiction d’en franchir les grilles. J’avais essayé avec l’aide de mon père de trouver un passage par Nador : je m’étais heurté au mur.
Retour à SBA, donc. J’avais la tête vide. J’étais perdu. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir foutre dans un trou pareil ? Je me retrouvais en plein Far West. Comme dans le film Retour vers le futur : renvoyé dans le passé, bloqué là, prisonnier dans un trou.
Aller au trou, je connais bien, j’ai fait pas mal de zonz, de prison. Mais là, c’est encore pire que la taule. Tu es expédié au milieu de nulle part et démerde-toi. C’est comme un jeu de labyrinthe. On t’envoie dans le désert du Nevada, ou bien à Nouméa comme les rebelles à l’ancienne, les Algériens qui se révoltaient contre l’oppression coloniale. Il paraît même qu’ils ont emmené des dattes avec eux, et qu’ils se sont mis à cultiver des dattiers là-bas, à l’autre bout du monde. On t’envoie dans un endroit comme ça, et tu dois chercher la bonne route, trouver le seul passage, en revenant sur tes pas dans chaque impasse, en surmontant tous les obstacles, pour arriver à t’enfuir et retourner d’où tu viens. Tu n’as pas le choix. Tu ne peux pas rester dans ce trou, il faut rentrer à la maison. Je ne suis pas du genre à perdre courage et à baisser les bras, mais je me sentais vide. Je crois que j’étais sous le choc.
La maison où j’ai atterri — merci à mes grands-parents, merci à eux tous qui m’ont accueilli là-bas — cette maison où j’ai atterri est un haouch que mon grand-père a fait construire : une maison familiale avec une cour au centre, un étage et une terrasse en haut. Haouch veut dire cour. Ça désigne aussi ce genre de construction traditionnelle. La cour donne de l’air à l’intérieur de la maison. Et les femmes peuvent aller et venir tranquillement sans qu’on les voie de l’extérieur. Mes grands-parents habitent là depuis 1978.
Avant cette date, ils vivaient à Ras-el-Ain, une favela d’Oran. Mon grand-père était peintre en bâtiment, mais il n’y avait jamais assez d’argent. Il ne gagnait pas vraiment sa vie. Il n’arrivait pas à faire vivre sa famille décemment. C’était la hass, la misère. Mes grands-parents avaient six filles ; ils habitaient dans une seule pièce-cuisine. Ce qu’on appelle un gourbi. Huit personnes dans une seule pièce. Quand Mokhtaria, ma mère, avait dix ans, sa mère l’envoyait chaque jour à l’épicerie acheter les ingrédients pour le repas. Les courses principales étaient faites par mon grand-père. A la sortie de la mosquée, il faisait le marché et achetait les légumes et ce qu’il fallait pour approvisionner la maison. Mais il fallait tous les jours acheter un peu d’huile, un peu de farine, du lait, quelques ingrédients complémentaires pour préparer le repas. Au jour le jour, car il n’y avait pas assez d’argent pour faire des réserves. C’était ma mère qu’on envoyait faire ces petites courses quotidiennes. L’épicier lui rendait quelques piécettes de monnaie.
Un jour, une idée lui traverse l’esprit : elle enterre sa piécette dans un coin de terrain vague. Chaque jour, la petite Mokhtaria s’est mise à enterrer sa piécette, comme un écureuil. Un petit rien à chaque fois : un centime, deux centimes. Au bout d’un moment, elle avait amassé pas mal d’argent dans sa cachette. Un jour, comme c’était la dèche à la maison, elle a tout déterré et elle a ramené le pactole à sa mère. Stupeur de ma grand-mère : « Mais d’où tu sors cet argent ? » Quand Mokhtaria lui a expliqué, elle s’est mise à pleurer et Mokhtaria s’est mise à pleurer avec elle. Ma grand-mère était tellement contente que pour la récompenser, le jour de l’aïd, elle a pris une partie de l’argent et lui a acheté des chaussures et une nouvelle tenue pour l’école. L’instit était une Française. Quand elle a vu ma mère arriver avec ses chaussures et son uniforme neufs, elle l’a félicitée devant toute la classe. La petite Mokhtaria était toute fière. Je l’imagine en train de traverser dignement la cour de l’école avec sa tenue toute neuve, la tête haute, les joues encore rouges du compliment de la maîtresse, suivie par le regard jaloux de ses camarades. Quand on vit dans la pauvreté, c’est le genre de petites choses qui marquent.
(à suivre)
Ras el Aïn d’après un reportage de Dzair TV
وهران : خوفا من إنهيار سكناتهم ….. سكان ( رأس العين ) بوهران يطلبون بالترحيل
(Oran : Par crainte de l’effondrement de leur logement, les habitants de Ras el Aïn demandent leur relogement)
Dzair TV est une chaîne privée algérienne, qui appartient à Ali Haddad, entrepreneur du BTP, président du Forum des chefs d’entreprise (principale organisation patronale algérienne). Il est réputé proche de Saïd Bouteflika (connu pour exercer le pouvoir réel dans l’ombre de son frère Abdelaziz, président de la république) et d’Abdelmalik Sellal, premier ministre.