Christiane Vollaire – Discours pastoral et violences policières

Analyses, réflexions

 

Discours pastoral et violences policières

Par Christiane Vollaire

Vidéo publiée le 21 décembre 2020 sur la chaîne Philosopher au présent, dans la série « penser la police » animée par Jérôme Lèbre

 

Discours pastoral et violences policières

L’actualité la plus brûlante offre un terrain d’envergure à la réflexion philosophique. C’est ce terrain que je voudrais me contenter d’explorer ici.

Actuellement plus que jamais, un paradoxe nous saute à la figure comme une grenade dégoupillée : c’est l’écart, abyssal au niveau des pouvoirs politiques, entre deux faits simultanés et omniprésents :

– un discours pastoral de la protection de la santé publique, distillant dans tous les espaces médiatiques, de transport ou de réunion, les injonctions élégiaques de la lutte épidémiologique et du respect de l’intérêt collectif en temps de risque pandémique.

– une violence policière exponentielle, atteignant de plein fouet les sujets qu’elle est supposée protéger, mais s’opérant dans le déni des pouvoirs qui l’utilisent de façon globale. Un travail récemment mené sur le terrain grec m’en a rendue témoin, comme en France. Le paradoxe étant, pour tout État, d’associer les nécessités contradictoires du déni et de l’intimidation.

Dans le même temps, le discours spécifiquement français de l’universalisme républicain sert de prétexte à tenir une politique ostensiblement discriminante, utilisant les notions diabolisantes de séparatisme, de complotisme ou d’ « islamogauchisme » pour diviser le corps social et en dresser les composantes les unes contre les autres.

La différence est, de ce point de vue, de plus en plus effacée, entre le discours d’une extrême droite fasciste et celui d’un extrême centre fascisant, occupant actuellement la majorité des sièges à l’Assemblée nationale. À une nuance près : celle où se trouve contraint le pouvoir d’exhiber encore un droit, c’est-à-dire de masquer sa violence réelle sous une logorrhée rincée à la rhétorique démocratique et « républicaine ».

  1. L’intimidation sécuritaire

À ce degré de double langage, et d’évidence, rendue médiatiquement irrécusable, de la violence d’État, on peut présumer que répond un degré identique de discrimination : le discours de la bienveillance s’adresse à une part de la population supposée « pacifique », que l’on tente (médiatiquement en particulier) de rendre sourde, aveugle et soumise. Et de ce fait complice de la violence infligée à l’autre. Car la brutalité étatique ne peut s’imposer qu’à partir d’une logique du tri : la division entre ceux qu’elle doit présenter comme danger et ceux qu’elle est supposée protéger, précisément de ce danger. La violence d’État ne peut apparaître comme tolérable que si elle a pour finalité une forme ou une autre de « sécurité », à partir de l’affirmation originelle d’une insécurité. L’essence du discours sécuritaire est dans cette pensée profondément discriminante, à laquelle la discrimination est nécessaire pour produire, mécaniquement, le discours pastoral.

Approchez-vous d’une manifestation, et vous serez contaminés par le virus de la colère et de la protestation. C’est de ce dangereux virus que vous protège un corps policier qui s’allonge des deux côtés du cortège et barre les rues adjacentes. Qui profile l’armement défensif de ses boucliers, de ses casques et de ses renforts d’épaules à la manière des figures tactiques des légions  romaines (partout victorieuses sinon dans les bandes dessinées). Et prépare dans le même temps l’armement offensif de ses matraques, de ses grenades lacrymogènes et lanceurs de LBD, regroupés devant les chars d’assaut de ses camions à eau.

Il n’y a plus alors la moindre commune mesure entre une foule bigarrée, multiple, protestataire et désarmée, et un corps militaire en nombre quasi-équivalent, discipliné, suréquipé, surentraîné et surarmé. Et l’exigence, pourtant juridiquement établie, d’une proportionnalité de l’usage de la force, est, avant même toute action offensive, violée.

La présence policière massive est déjà, par le potentiel de nuisance dont elle est porteuse, autant que par l’intimidation et la terreur qu’elle vise à générer, une atteinte aux droits fondamentaux.

  1. L’accusation de séparatisme contre les défenseurs des droits

Comme cette violence est patente, il faudra d’abord faire taire ceux qui la désignent. Et pour cela, désigner les défenseurs des droits eux-mêmes à la vindicte, comme complices d’une violence bien pire que la violence d’État qu’ils dénoncent. C’est le fait de toutes les tyrannies de stigmatiser les associations de droits de l’homme comme « traîtres », « espions » ou « vendus à l’ennemi », de la Russie à l’Iran en passant par n’importe quelle dictature du continent africain ou latino-américain.

Un épisode récent s’en est cependant déroulé en France, en plein cœur de l’Assemblée nationale, le 24 septembre dernier, sous l’égide du président de la « Mission d’information sur l’émergence du racisme et les réponses à y apporter ». Il a en effet attaqué de plein fouet Danielle Lochak, juriste et militante du GISTI (Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés, créé en 1972) qui y avait été appelée en tant qu’experte, qualifiant, avec une violence hallucinante, son association et elle-même de « vengeresses », de « menaces pour l’ordre républicain » et de « séparatistes », sans susciter la moindre réaction des quelques rares députés présents à l’audition.

L’accusation de « séparatisme » est ainsi devenue l’antienne d’un pouvoir discriminant, brandie pour protéger ses propres volontés ségrégatives, parées du manteau de cour de l’ « unité républicaine ». Tout comme l’accusation de violence, portée contre les manifestants ou contre les habitants des quartiers populaires, n’a pas d’autre but que de justifier (quand elle ne peut plus être masquée) la réalité – structurelle et non occasionnelle – de la violence policière.

Il va de soi dans ces conditions que l’appropriation de l’appellation « républicaine » hautement revendiquée comme une AOC par les partis plus ou moins récents qui en ont pris le titre signifie tout simplement la confiscation de la chose publique au profit d’une direction politique coupée de ses bases populaires et de son assise légitime.

Mais au-delà de cette spoliation, elle signifie que ces bases et cette assise sont exclues de facto  de tout espace de décision possible, renvoyées à n’être que les objets de mesures économiques destructrices du lien social, dont les seuls sujets sont une caste de technocrates aux mains de puissances financières. Et de plus en plus dépendants, pour leur survie politique, de l’intimidation policière.

  1. Des mesures de santé publique édictées par les fauteurs de violenc

Que signifient, dans ces conditions des mesures de santé publique édictées par les auteurs mêmes de ces violences ? Et en quoi peuvent-ils paraître légitimes pour les imposer ? De fait, elles seront, elles aussi, imposées par la menace policière. Celle de l’amende, pour non-respect du confinement, du couvre-feu (mesure de guerre, faut-il le rappeler ?), de l’autorisation du sortie, du port du masque. Rappelons que c’est ce prétexte qui a poussé des policiers à entrer récemment de force chez un producteur de musique racisé pour le tabasser et l’insulter.

Que signifie, en particulier, qu’on puisse, en plaine pandémie, continuer à envoyer massivement en Centre de Rétention Administrative, dans des conditions de promiscuité et d’absence d’hygiène reconnues, des migrants qui y seront nécessairement exposés de plein fouet à la contamination et en deviendront à leur tour vecteurs, sur un territoire ou sur un autre ? Que signifie, dans ce contexte économique, de poursuivre une politique de surpopulation carcérale ? Et que signifient, dans le même temps, les fermetures de lits d’hôpitaux et les suppressions de postes soignants conduisant à l’engorgement des services et aux retards de soin ? Que signifie, enfin, d’infliger intentionnellement des blessures et des traumatismes de plus en plus nombreux à une population dont on prétend protéger la santé… et à ceux-là mêmes qui la protègent, puisque les street-médics subissent gazage et tabassage ?

De fait, la question des violences policières est devenue un vrai problème de santé publique, au sens le plus littéral comme au sens le plus symbolique. Elle engage, entre autres, sur ce plan :

– la question des libertés : il y a un véritable terrorisme de ces violences, qui dissuade physiquement non seulement de manifester, mais même d’approcher d’un lieu de manifestation.

– la question des discriminations : elles sont massives dans les quartiers populaires « issus de l’immigration », où elles font des ravages physiques et mentaux, par l’omniprésence de ce corps policier issu de la violence post-coloniale que constituent les Brigades Anti Criminalité.

– la question de la collusion judiciaro-médicalo-policière sur le comportement des services d’urgence et des services hospitaliers quant aux constats de tabassages souvent non dressés, et aux certificats refusés aux victimes.

– la question de l’omerta et des pressions exercées sur les soignants, pour qu’ils se taisent devant l’évidence d’abus de droit dont ils pourraient être témoins

– la question, de plus long terme, de leurs suites et conséquences 

– en termes de toxicité individuelle et environnementale (les tirs massifs de grenades, issues des gaz de guerre, sont un facteur évident de pollution atmosphérique, à l’origine de troubles respiratoires, oculaires, et même, comme ça a été montré récemment, menstruels chez les femmes )

– en termes de létalité : qui établit le nombre de maladies et de morts des suites de ces violences, non pas seulement à court terme, mais à très long terme (dégénérescences cancéreuses à la suite des impacts, entre autres) ?

– en termes de traumatisme psychique : cauchemars, troubles du sommeil, troubles relationnels, décompensations psychiques. Ceux qui les ont subies, et qui ont le courage d’en attester, parlent de vies brisées ou considérablement dégradées.

Il semble qu’aux niveaux médicaux, psychiatriques et plus généralement soignants, un quadruple travail est à faire :

– de mise en évidence des conséquences en termes de santé publique
– d’appel à la responsabilisation des soignants
– de dénonciation des collusions judiciaro-médicalo-policière
– de soutien aux professionnels soucieux de refuser et de dénoncer ces pratiques.

  1. Face à l’institution judiciaire

En juillet 2018, j’ai été appelée, en tant que témoin de moralité pour un ami racisé, au Tribunal de Grande Instance de Paris (celui-là même où le policier Amar Benmohammed a dénoncé les exactions racistes commises par ses collègues, et s’est trouvé pour cette raison même ostracisé). Là, j’ai vu les formules de la Déclaration des droits de l’homme et du Contrat social de Rousseau ornant les murs inondés de lumière. Puis j’ai vu ce qui se passait dans ces salles claires et modernes,  impeccablement ordonnancées, où le banc des accusés n’était occupé que par des sujets basanés, issus de l’immigration post-coloniale récente ou de long terme. Tous sur le même motif « outrage et rébellion ». Et tous pour la même raison : agressés par un groupe de policiers en maraude, sans avoir commis le moindre délit. Tabassés, gardés à vue puis assignés en justice, pour avoir protesté ou crié sous les coups et les insultes racistes.

On pourrait penser que l’institution judiciaire viendrait rendre justice à la vérité des faits, qu’elle soit là pour défendre une catégorie de population particulièrement exposée et injustement violentée. Il se produira le contraire : non seulement les policiers violenteurs seront dans l’impunité la plus totale, mais ils vont recevoir chacun, de chacune de leurs victimes, le produit d’une amende à laquelle ces dernières sont condamnées. Pour notre ami Moha, en situation précaire, ce seront 300 € à verser à chacun des quatre policiers qui l’ont tabassé sans motif quatre mois plus tôt. À ce degré de systématicité, il est clair que l’institution judiciaire vient pourvoir à arrondir sous cette forme les salaires des membres les plus violents de l’institution policière. Et nous avons tous entendu, au moment du verdict, le grondement parfaitement audible de la ligne des policiers debout au fond de la salle, parce que l’amende était inférieure aux réquisitions du procureur.

Dans ce contexte, quel est le véritable rôle, à la suite des comportements abusifs d’une part de la police couverte par sa hiérarchie, des Comités des familles pour ceux qui ont été tués ou sont restés dans l’incapacité de se défendre, ou de l’Assemblée des blessés pour ceux, vivants, qui ont été atteints ou mutilés (Gilets jaunes, protestataires ou racisés) ?  Leur présence offensive signifie qu’ils sont aussi les experts de ces politiques mortifères. Experts, en particulier de la collusion entre pouvoir policier, pouvoir médical et pouvoir judiciaire. Experts des mensonges d’État qui font obstruction aux constats médico-légaux ou les falsifient, qui refusent l’audition des témoins directs et ne considèrent comme valables que les témoignages des criminels eux-mêmes, ou des représentants d’un corporatisme qui les défend.

Ceux qui ont survécu à l’assassinat de leurs proches par la police, ou survécu à leurs propres blessures, ne sont pas seulement des survivants ou des victimes, mais d’abord des acteurs de leur propre histoire et d’une histoire collective. Ils sont devenus des penseurs des modalités de la violence policière, de ses collusions médicales et judiciaires, et de l’acharnement des pouvoirs au silence. Et ce faisant, ils sont d’authentiques soignants d’un corps social défiguré. Surtout, avec le soutien de ceux qui contestent leur propre hiérarchie policière, judiciaire ou médicale, ils sont les plus authentiques défenseurs d’une République digne de ce nom, à l’encontre du séparatisme d’État.

De fait, la question du racisme se pose dans sa dimension structurelle, au niveau de l’institution policière comme à celui de l’institution judicaire et de ses collusions avec l’institution médicale. Mais, par la montée en puissance des violences policières, elle est désormais liée à celle des protestations sociales. C’est cette articulation que la lutte contre les lois sécuritaires, dans toute son historicité, nous pousse à explorer de façon solidaire.