Chapitre 1. Sinon l’enfance, qu’y avait-il alors qu’il n’y a plus ?
Alger, juillet 2009
Alger, hôtel Aurassi, début juillet 2009. Des 9 000 invités du 2e Festival Culturel Panafricain, par un heureux hasard, c’est moi qui ai reçu la meilleure chambre. Celle qui possède la meilleure vue sur la ville et sa baie magnifique. Je suis fasciné par ce panorama qui change à chaque instant de la journée. J’en ai pris des dizaines de photos. Presque sous mes pieds, le large boulevard Khemisti dégringole en espaliers, de square en square. Il se jette dans le port aux quais chargés de paquebots, bien à l’abri de la longue jetée qui le sépare de la mer. A l’ouest du boulevard, derrière les coupoles laiteuses de la Grande poste, fierté néomauresque des Algérois, le grand amphithéâtre de la ville coloniale surplombe le port, dans l’unité de sa blancheur que rehausse le bleu des balcons et des volets. Sur l’est, la ville se déploie sous le regard du monument aux Chouhada — les martyrs de la guerre de libération ; elle déroule ses quartiers, ses faubourgs, ses banlieues, court sur les collines, s’étale dans la plaine côtière, longe le port, encore, qui s’achève dans un amoncellement de conteneurs colorés. La ville suit toute la baie d’Alger et semble enlacer la mer, constellée d’une multitude de navires bigarrés en attente dans la rade. Dans le lointain, les montagnes de la Kabylie dominent l’ensemble comme un décor embrumé.
Je suis plongé en permanence dans un état d’émotion que je n’ai jamais ressenti auparavant et qui me surprend. Mon père est né là, au cœur du centre-ville colonial. « Attention — m’avait prévenu six mois plus tôt un homme, inquiet de voir mes parents s’engager seuls, le soir, dans cette direction, en quête d’un restaurant pour le dîner — la rue de Tanger où est né votre père, on l’appelle rue de Tanger le matin, rue de Manger le midi, mais rue de Danger le soir. » C’est donc là, dans cette rue-de-danger-le-soir qu’habitait ma grand-mère, au n° 12 exactement puisque celui-ci figure sur l’acte de naissance de mon père. Combien de temps a-t-elle vécu ici ? Dans quelles conditions ? Comment était à l’époque cet immeuble où elle demeurait ? A deux pas de la place Emir Abdelkader, et des élégantes Galeries de France aujourd’hui reconverties en musée d’art moderne, dans cette rue étroite, la plus populaire, la plus délabrée, comme enclavée au cœur de l’opulent centre-ville d’Alger, l’immeuble qui porte le n° 12 croule de décrépitude ; la porte est tellement rongée de pourriture que son quart inférieur a laissé place à un trou béant.
Geneviève, ma grand-mère, était née en 1919 à Paris, dans un milieu d’ouvriers originaires du Nord et de Picardie. Ses parents ayant divorcé, elle avait rompu avec son père et était partie rejoindre sa mère à Alger à l’âge de 16 ans. Cette mère était infirmière. Elle l’avait laissée là pour poursuivre son itinéraire plus loin dans l’Afrique coloniale. Geneviève ne l’a jamais revue. De cette arrière grand-mère, je ne sais rien de plus. Ma grand-mère, elle, s’est mariée jeune puisqu’elle avait 21 ans lorsque mon père est né en 1940. De son mari non plus, nous ne savons rien d’autre que son prénom et son patronyme, dont j’ai malgré tout hérité, et que j’ai transmis à mon propre fils.
Ma grand-mère aimait narrer les moments heureux ou cocasses de son existence, parfois aussi des incidents qui lui avaient procuré de la frayeur. Adolescent, je l’écoutais avec plaisir et affection revenir sur ces souvenirs qu’elle racontait inlassablement, jusqu’à radoter, même si j’en connaissais par cœur les moindres détails. Elle demeurait totalement muette sur les épisodes douloureux de son passé. Si l’on s’aventurait à poser des questions, on recevait en retour une réponse brève, un peu sèche, qui laissait le mystère entier. On comprenait qu’il ne fallait pas creuser là. Elle est revenue en métropole en 1942, sans doute pour accoucher de son deuxième enfant, ma tante, dans la famille de son mari. Mais elle a aussitôt rompu avec cette belle famille — et quitté son mari — pour partir seule avec ses deux enfants âgés l’un de deux ans et l’autre de deux semaines. Elle se retrouve dans la campagne normande où elle troque de la nourriture contre des travaux de couture, puis en Champagne où elle a vécu dans un pavillon de chasse isolé dans le cœur d’une vaste forêt avec un groupe de résistants. Que faisait-elle là ? Comment était-elle arrivée là ? Je ne l’ai jamais entendue prétendre avoir « fait » de la résistance. Je me plais à imaginer qu’elle a suivi un amant… La guerre terminée, elle est revenue à Alger, où elle a continué de vivre, seule avec ses deux enfants, de ses talents de couturière. Elle a ensuite trouvé un emploi de comptable au Centre d’essais aéronautiques. Elle y a rencontré celui qui deviendra mon grand-père en 1950, un Catalan, nationalisé français pour ne pas avoir à faire son service militaire dans l’Espagne en guerre. Ensemble, ils eurent une fille, la seconde sœur de mon père, et ma grand-mère cessa de travailler. Je ne sais si elle souhaitait alors arrêter définitivement le travail, mais la guerre n’allait pas tarder à survenir, et avec elle le désir de garder l’œil sur ses enfants et la nécessité de limiter ses déplacements. Ils s’établirent à Fort-de-l’eau dans une maison louée sur la plage, à quelques mètres à peine de la mer. C’est là que mon père a passé son adolescence.
Mon grand-père aurait pu être un acteur comique. Il gagna au loto en novembre 1961. Et que croyez-vous qu’il fît de cet argent tombé du ciel ? Gêné de longue date par des problèmes de voisinage, il profita de l’aubaine pour acheter une maison 500 mètres plus loin… qu’ils durent abandonner en 1963. Sept mois avant l’indépendance de l’Algérie, ils n’imaginaient pas qu’ils devraient quitter le pays.
Du balcon de ma chambre à l’hôtel Aurassi, le paysage que j’ai sous les yeux est le décor d’un pan de l’histoire familiale. Mon père est né dans le cœur populaire de ce centre-ville qui s’étale sous mes pieds, mais il a grandi à Fort-de-l’eau, aujourd’hui Bordj el Kiffan, qui se trouve exactement en face de moi, de l’autre côté de la Baie d’Alger. C’était la guerre. Tout au bout de la baie se profile le Cap Matifou qui abritait le lycée qu’il a fréquenté jusqu’au bac : l’école de l’air. Elle préparait ses pensionnaires à des études d’ingénieurs de l’aviation civile et militaire, un itinéraire que mon père n’a pas suivi car entretemps, il avait fait son service militaire et les accords d’Evian décidaient de son rapatriement en métropole. Il a fallu commencer une nouvelle vie et, d’études, il n’en était alors plus question. Evacué d’Algérie, il avait été affecté en Allemagne, puis à la base aérienne de Contrexéville : c’est par la rencontre avec ma mère qu’il a commencé sa nouvelle vie. Ils se marièrent et s’installèrent dans la campagne proche de Chaumont, où nous sommes nés, mes deux sœurs aînées et moi-même.
Vu de l’Aurassi, quelque part en direction des montagnes de Kabylie qui ferment le paysage, se trouve Rouiba, devenue banlieue industrielle de l’agglomération algéroise : ma tante, la sœur de mon père, s’est mariée là, avec le fils d’un pompiste, descendant d’une famille pied-noir installée en Algérie dès les années 1830. Agée tout juste de 19 ans, elle y a débuté sa carrière d’institutrice à la veille de l’indépendance. Elle y est restée jusqu’en 1964, date à laquelle elle a décidé de rejoindre elle aussi la métropole, avec son mari, pour y faire naître leur premier enfant.
Mon père a vécu comme une déchirure la guerre, l’indépendance de l’Algérie et son exil : la perte du pays de son enfance. Une blessure demeurée ouverte, qui est restée enfouie en lui et qu’il n’a jamais tenté d’extérioriser ni de nous communiquer. Il ne nous a pas élevés, mes deux sœurs et moi-même, dans la nostalgie de l’Algérie, pas plus qu’il n’a souhaité demeurer en relation avec des réseaux de pieds-noirs. Il a voulu tourner la page, selon son expression. C’est pourquoi je n’ai jamais éprouvé de curiosité particulière pour l’Algérie, ni considéré vraiment cette histoire familiale comme étant une part de la mienne : je le comprends maintenant. Lorsque j’ai été invité à donner une conférence en janvier 2009 au Centre culturel français d’Alger, j’ai proposé à mon père de m’accompagner. Il a compris que s’il ne faisait pas alors ce voyage de « retour » qu’il hésitait à faire depuis longtemps, il ne le ferait jamais. Je lui fournissais une occasion, un prétexte, salutaires puisqu’ils venaient d’en dehors de lui-même. Et nous nous sommes retrouvés tous les trois, ma mère, lui et moi, embarqués dans ce voyage. C’était touchant de le voir renouer avec les lieux de son enfance, de le voir cicatriser ses blessures, si longtemps après. Mais l’émotion était sienne, je n’en étais qu’un témoin attendri.
En juillet 2009, lorsque pour la deuxième fois en six mois j’étais invité à Alger, l’émotion inattendue qu’à mon tour j’éprouvais de mon balcon de l’Aurassi me fit comprendre la puissance du refoulé et son importance dans mon propre cheminement. C’est cela que mon père m’avait transmis et que je portais en moi sans en avoir jamais pris conscience. Le traumatisme de la guerre et de l’exil s’était inscrit en lui comme un immense point d’interrogation. C’est de cette interrogation muette dont j’avais hérité. Ma vocation de chercheur trouve en elle ses racines. Je comprenais alors ce que je n’avais fait que soupçonner sans en démêler les écheveaux : ce n’est pas tout à fait un hasard si ma première recherche a concerné la Côte d’Ivoire, et si les résultats que j’en ai produits ont abouti à l’analyse, au temps présent (le début des années 1990), de la manière dont l’ordre colonial s’était pérennisé dans les structures imaginaires de cette société et de l’Etat. Ce n’était pas ce que j’étais allé y chercher consciemment. Les conclusions que j’en ai tirées ne dérivent pas d’une problématique conçue a priori, mais de l’observation des rapports de travail dans une entreprise industrielle : elles se sont dégagées de l’enquête de terrain, elles se sont imposées à partir de la compréhension des logiques sociales. Mais elles n’en faisaient pas moins écho, en moi-même, à cette interrogation dont j’avais hérité et qui a déterminé tout ensemble les lignes de ma formation intellectuelle et mon désir de devenir chercheur africaniste.