Analyses, réflexions
Une statue indéboulonnable
Philippe Bazin
Une association militante américaine, John Brown Lives !, réalise une installation à la mémoire des victimes de violences policières au pied de la statue de John Brown, un célèbre antiesclavagiste américain du XIXe siècle. Au moment où bien des statues sont mises par terre, celle-ci est indéboulonnable.
À l’entrée du site de la ferme de John Brown devenue monument d’État se tient, majestueuse, la statue de John Brown accompagné d’un enfant noir. C’est devant cette statue qu’a été mise en place l’installation réalisée par Karen Davidson, graphiste et membre de l’association John Brown lives !, installation photographiée par Martha Swan.
Karen Davidson : « J’ai commencé à écrire les panneaux pour la protestation la plus récente de Black Lives Matter après le meurtre effroyable de George Floyd. Mais un seul panneau n’était pas suffisant. En écrire d’autres devint une obsession. Je pensais que cela conduirait à un livre. Mais John Brown lives ! m’a suggéré de réaliser cette installation pour tout le mois de juin et celle-ci s’est révélée être bien plus efficace qu’un livre. J’aimerais continuer et proposer cette installation partout dans le monde. Les textes des panneaux sont en accès libre en pdf. Ici, ils sont imprimés sur des panneaux utilisés pour la signalisation routière. »
Martha Swan : « Il y a seize panneaux actuellement et peut-être en ajouterons-nous d’autres. L’idée est de témoigner de femmes noires non armées, d’hommes et d’enfants tués récemment, dans les jours, les mois et les dernières années, par le racisme et la brutalité des policiers et vigiles blancs. Ils incluent des noms devenus familiers, comme Trayvon Martin, George Floyd, Breonna Taylor, Tamir Rice, Sandra Bland etc… et d’autres sans doute moins connus. Nous acceptons d’autres propositions de noms à inclure dans le projet. »
Puritain blanc de Boston, John Brown (1800-1859) est un personnage célèbre de l’histoire américaine du XIXe siècle par son combat contre l’esclavage et le racisme. Pour ce combat, il a donné sa vie et perdu deux de ses enfants. Sa dernière action, que nous qualifierions maintenant de terroriste, consista à attaquer un dépôt de munitions de l’armée américaine à Harper’s Ferry (Virginie) pour tenter de libérer les esclaves américains en leur distribuant des armes. Arrêté et refusant de plaider la folie pour échapper à la mort, il sera pendu haut et court en 1859 bien que Emerson, Thoreau ou encore Victor Hugo se soient opposé à sa pendaison.
Sa mémoire est célébrée par une chanson populaire (reprise par Bob Dylan) et par un grand tableau de peinture exposé au Metropolitan Museum de New York : celui-ci le représente partant vers le gibet et embrassant un petit enfant noir que sa mère lui tend désespérément : image d’Épinal que tous les Américains connaissent. Sa mémoire est célébrée chaque année en mai là où il vécut : il était fermier à North Elba près de Lake Placid dans le nord de l’Etat de New York. En ce lieu, des milliers de gens se réunissent maintenant chaque année pour une journée militante du souvenir. La ferme elle-même est devenue un monument d’État.
John Brown vivait là près d’une colonie agricole d’une centaine d’esclaves noirs affranchis, dans une région très froide (les Adirondacks) et très hostile à l’époque. Lake Placid est maintenant une importante destination touristique, pour les sports d’hiver et pour le trekking en été.
Pendant près d’un siècle, jusqu’à l’apparition de Malcom X, John Brown a représenté pour les noirs américains, bien qu’il soit blanc, la figure centrale de la résistance non pacifique à la discrimination d’État aux USA. Sur place à North Elba, j’ai rencontré des noirs vivant à Philadelphie venus exprès visiter le site historique de la ferme de John Brown. Leur émotion était palpable, immense, ils avaient pris une semaine de vacances spécialement pour cette visite située à 600 km de chez eux.
Pendant l’été 2007, j’ai visité Lake Placid, la ferme de John Brown, et toute la région. J’ai consulté la documentation sur John Brown à la bibliothèque municipale, je suis monté sur le célèbre White Face Mountain (« Cloud Splitter » qui a donné son titre à un grand roman de Russell Banks) qui domine Lake Placid, j’ai visité les installations sportives de haut niveau de cette ville des Jeux Olympiques d’hiver (1932 et 1980), j’ai visité les boutiques du centre ville dont aucune ne présente d’objet se référant à John Brown.
J’ai rencontré plusieurs personnes pour essayer de localiser Tombuctu, le lieu où vivaient les fermiers noirs. La dernière famille noire a quitté la région en 1942. J’ai repéré les trajets du « train souterrain » mis en place par John Brown à travers la région vers le Canada.
En septembre 2008, je me suis arrêté à Elisabethtown au milieu des Adirondacks. Devant l’hôtel de ville, en face de la taverne, se dresse une plaque de fonte noire peinte en jaune qui commémore le passage du corps de John Brown après sa pendaison. Il a été exposé dans le palais de justice toute la nuit avant d’effectuer son dernier trajet le lendemain pour être enterré dans sa ferme à 40 km de là.
J’ai séjourné ensuite plusieurs semaines sur place en 2010 pour rencontrer différentes personnes marquées par ce personnage dans leur propre vie et les photographier. Ces gens, des Américains progressistes, font maintenant valoir l’actualité des idées que John Brown défendait. Pour eux, nulle commémoration, nulle reconstitution d’une mémoire disparue, nulle nostalgie. Le nom de leur association, John Brown Lives !, est leur programme. Marqués par le 11 septembre 2001 qui posait à nouveau la question du terrorisme et de la lutte armée, marqués par l’élection d’un Président noir, c’est l’occasion pour eux d’agir contre l’esclavage moderne, la clandestinité, la violence des soldats de retour d’Irak, le racisme, les violences policières. Ils forment maintenant « John Brown’s Body », un corps social actif et vigoureux. Dirigée par Martha Swan, une professeure de français et d’espagnol, l’association organise toute l’année de nombreuses interventions dans les écoles, et des événements militants dont la rencontre annuelle sur le site de la ferme pour commémorer la mort de John Brown au jour de sa date de naissance. Chaque année, ce sont des centaines de personnes qui se réunissent là pour entendre les interventions de philosophes, historiens, chercheurs, chanteurs, acteurs et activistes.
Références & documents
Philippe Bazin, John Brown’s Body, Lyon, Galerie Le Bleu du ciel, 2016. Catalogue disponible à la demande à la galerie.
Victor Hugo : Lettre sur John Brown, disponible sur Wikisource
Site de l’association John Brown Lives !
Russell Banks, Clouds Splitter, New York, Harper Flamingo, 1998 (Trad. française : Le pourfendeur de nuages, Arles, Actes Sud, 1998)
Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours. Marseille, Agone, 2002 (trad. de Frédéric Cotton), pages : 199, 215-216.
Thomas Hovenden, The last moments of John Brown. Huile sur toile, 196.5 cm × 168.3 cm, 1882-84, New York, Metropolitan Museum.
A écouter sur la playlist Le paria
John Brown’s Body – Chanson traditionnelle états-unienne (de l’époque de la guerre de Sécession)
John Brown – Bob Dylan
Photo de Une : © Martha Swan