Sur le film d’Arnaud Desplechin : Roubaix, une lumière

Une lumière ?

Le film d’Arnaud Desplechin, Roubaix, une lumière, sélection officielle de la France au Festival de Cannes 2019, vient de sortir. Tout s’y passe autour d’un commissariat de Roubaix, prétendant en représenter le quotidien : escroquerie à l’assurance, petite délinquance et faits divers criminels. À sa tête, un commissaire d’origine algérienne, humaniste et irréprochable, parvient à faire avouer, sans violence, divers forfaits et mensonges. Il traite les jeunes femmes (violées, fugueuses ou meurtrières) avec la plus grande délicatesse, et fait régner dans les bureaux d’interrogatoire et les lieux de garde-à-vue une atmosphère délicate et feutrée, tout juste troublée par quelques éclats de voix de ses subordonnés. Il n’a ni vie privée ni aventure, et forme un jeune lieutenant pétri d’admiration qui, le soir, lit dans sa chambre du Lévinas ou fait sa prière, et va parfois le rejoindre pour une conversation virilement émue sur la dureté du métier, dans les fauteuils clubs d’un café chic.

Le travail de propagande cinématographique passe ainsi par le film policier, qui, dans une déclinaison modernisée de l’association entre le sabre et le goupillon, présente le policier en héros christique. L’aveu y est une sorte de catharsis psychanalytique pour délinquants reconnaissants, les pauvres y sont toujours coupables s’ils ne sont pas compliants, les arabes arrogants et menteurs, à moins de se reconvertir en saints sacrificiels.

Dans l’Amérique du Bad Lieutenant d’Abel Ferrara (1992), au moins et en dépit de toutes les complaisances, la corruption et la violence policière étaient au cœur du sujet. Mais le film de Desplechin, lui, un quart de siècle plus tard, pose un déni sur ce réel et regarde plus en arrière dans le rétro, pour se couler dans la veine du cinéma français des années 40 à 50 : celui de Jean Delannoy, ou de Maurice Cloche et Yves Ciampi, proposant à l’acteur Pierre Fresnay (qui avait été directeur de la Commission de censure cinématographique sous l’Occupation), respectivement en 1947 et 1951, les rôles de Saint Vincent de Paul, puis du Grand Patron dans les films éponymes. Une association de la notabilité, de la sagesse bienveillante, du paternalisme et de l’esprit de sacrifice, plus constante dans le standard des scénarios post-pétainistes que dans la réalité des rapports de classe.

C’est aussi, dans les années 80, la figure tutélaire de Pialat, nourri de ce cinéma d’après-guerre, réinterprétant après Bresson le catholicisme « dissident » de Bernanos, et confiant indifféremment au même acteur (Depardieu) le rôle d’un flic sentimental dans Police, ou d’un curé mystique en proie au désir dans Sous le Soleil de Satan.

Des films qui, tous et sans aucune distance critique, puent directement, par leur esthétique même, la sueur de contrition et la poussière de confessionnal, illustrant une triple tradition à la française : les remugles de catholicité frustrée, le déni d’histoire, le recentrement sur une psychologie « raffinée », c’est-à-dire insistante jusqu’à l’ennui scolaire, et préfabriquée pour évacuer toute parole politique et toute réalité contextuelle. Une mystique des larmes (féminines, si possible), qui, dans le film, ne cessent de se retenir, de sourdre, de jaillir ou de s’écouler en un flot quasi-ininterrompu, dans des gros plans sans fin, directement hérités des représentations baroques de Marie-Madeleine. Un machisme de la bienveillance : on ne fait pas pleurer les filles en les battant, mais en les amenant à la contrition « pour leur bien ». Surtout si, outre la culpabilité d’un meurtre, elles doivent avouer celle de leur pouvoir de séduction, ou – au cas où elles en manqueraient – celle de leur homosexualité.

Bref, dans le plein moment d’une actualité dont la réalité est celle d’une augmentation exponentielle des violences policières (contre les militants, contre les manifestants, contre les quartiers populaires) ciblant particulièrement les populations dites « issues de l’immigration » dans des villes ghettoïsées, Desplechin sert sur un plateau, à des commissions de censure qu’il n’a pas dû avoir beaucoup de mal à convaincre, un film dans lequel la ville de Roubaix – dans le réel de la ségrégation et de l’islamophobie – est illuminée par les lumières de Noël. Un film dans lequel les voitures ne brûlent que pour escroquer les assureurs. Un film dans lequel un jeune arabe fuyant devant des flics est juste rattrapé gentiment pour se faire sermonner. Un film dans lequel, quand la police entre avec fracas dans un appartement, elle en fait sortir poliment de gros rustres basanés qui, eux, l’engueulent copieusement. Mais bien sûr, les Desplechin, les Téchiné (L’Adieu à la nuit), les Dardenne (Le jeune Ahmed), les Dumont (Hadewijch), si pleins d’amour du prochain qu’ils ne peuvent voir la rédemption des Arabes et des musulmans que dans leur catholicisation ou leur mort, obtiennent sans difficulté majeure les financements qui récompensent, de façon parfaitement cohérente, une authentique œuvre de propagande.

Un autre Bernanos, arrière petit-fils de son aïeul comblé d’honneurs et source d’inspiration cinéphilique, est actuellement, âgé de vingt ans, en taule en France, prisonnier politique soumis à l’isolement, en proie aux persécutions carcérales et judiciaires, pour avoir affirmé son antifascisme. Sans que cela semble émouvoir le moins du monde des cinéastes pour qui le lacrymogène ne connote manifestement pas les usages d’une grenade.

Christiane Vollaire, 6 septembre 2019