Saïd Bouamama – La fabrique politique de la violence policière : à propos des attaques contre Camélia Jordana

En écho, analyses et réflexions

 

La fabrique politique de la violence policière
A propos des attaques contre Camélia Jordana

publié le 28 mai 2020 par Saïd Bouamama sur son blog
La scène politique et médiatique française vient de vivre un nouvel accès de fièvre idéologique pour imposer le point de vue des dominants et  de frénésie collective pour silencier une parole critique. Cette fois-ci le déclencheur est une déclaration de la chanteuse Camélia Jordana sur les violences policières lors de l’émission « On n’est pas couché » de France 2 du 23 mai 2020 : «  il y a des hommes et des femmes qui se font massacrer quotidiennement en France, tous les jours, pour nulle autre raison que leur couleur de peau […] Il y a des milliers de personnes qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic, et j’en fait partie. Aujourd’hui j’ai les cheveux défrisés. Quand j’ai les cheveux frisés je ne me sens pas en sécurité face à un flic en France. » Depuis les déclarations fustigeant la chanteuse se sont multipliées, les « chroniqueurs » et pseudo spécialistes s’en sont donnés à cœur joie, l’extrême-droite a été invitée sur tous les plateaux pour exprimer son indignation, un syndicat de police a porté plainte, etc., et bien sûr nous avons eu droit à une condamnation officielle du gouvernement par la bouche de son ministre de l’intérieur. Ce même gouvernement n’avait pas trouvé nécessaire de dire le moindre mot pour réagir à l’incendie criminel d’un campement Rom le 19 mai ou aux tags islamophobes sur les murs de la mosquée de Cholet deux jours plus tard. Quelle réalité cette fièvre médiatique et politique tente-t-elle d’invisibiliser ?
Les symptômes d’un cancer politiquement fabriqué

La réalité dénoncée par la chanteuse n’est ni nouvelle, ni exagérée. Elle est désormais documentée par de nombreuses recherches et par autant de rapports d’enquêtes d’associations de défense des droits humains. Elle a été à l’origine de multiples révoltes collectives des quartiers populaires depuis la fin de la décennie 70 avec comme summum les révoltes de novembre 2005 qui voient 400 quartiers populaires de l’hexagone devenir le théâtre d’affrontements entre des jeunes et la police pendant 21 jours. Ces révoltes étaient inédites en France comme en Europe tant du fait de leur intensité que de leur durée. Les sociologues Marwan Mohammed et Laurent Mucchielli écrivaient déjà à leur propos : « Quotidiennes, les interactions conflictuelles entre policiers et jeunes de ces quartiers représentent pour ces derniers un condensé et un résumé de la violence sociale et politique qu’ils ressentent. » Analysant ces révoltes sur la ville de Saint-Denis une enquête publiée en 2006 converge vers ce constat «  d’expériences « douloureuses » avec la police : « Les rapports conflictuels avec la police sont très présents dans les récits qu’ils peuvent faire de leur quotidien. Les récits des contrôles répétés et des humiliations subies à cette occasion sont omniprésents dans chacune de nos conversations. Cette tension entre les jeunes et la police apparaît très vite centrale dans le rapport de ces jeunes à la société. » Un rapport d’Amnesty International publié en 2005 qui se penche sur trente exemples  de violences policières porte le titre éloquent suivant : « France : Pour une véritable justice. Mettre fin à l’impunité de fait des agents de la force publique dans des cas de coups de feu, de morts en garde à vue, de torture et autres mauvais traitements. »

Enfin des initiatives militantes se sont attachées à quantifier le nombre de victimes de ces violences policières inscrites dans la longue durée. Le magazine « Bastamag » recense ainsi 676 morts en 43 ans « à la suite d’interventions policières ou du fait d’un agent des forces de l’ordre[v] ». Enfin ces violences policières ne touchent pas indifféremment tous les citoyens. La couleur de la peau, le lieu de résidence et l’âge spécifient les victimes. Un rapport de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) portant sur la période 2005/2015 résume le profil des victimes comme suit : « D’après les données recueillies par l’ACAT, les membres de minorités visibles représentent toujours une part importante des personnes victimes. C’est particulièrement le cas concernant les décès. Sur les 26 décès survenus dans le cadre d’opérations de police ou de gendarmerie et examinés par l’ACAT, au moins 22 concernaient des personnes issues de minorités visibles[vi]. » Le même rapport indique que 38 % des victimes ont moins de 25 ans et 75 % moins de 35 ans. Si la violence subie par les Gilets Jaunes a permis de visibiliser l’existence de ces pratiques scandaleuses, elle ne constitue que l’extension de pratiques banalisées que subissent les jeunes des quartiers populaires en général et les Noirs et les Arabes en particulier. Tant sur le plan quantitatif que sur celui de la spécificité des victimes Camélia Jordana n’a fait que rappeler une réalité avérée.

A ces violences policières directes, il convient d’ajouter d’autres pratiques destructrices  « indirectes » c’est-à-dire ne se traduisant pas par l’usage de la force physique. Du tutoiement au contrôle au faciès à répétition en passant par l’amende abusive, du harcèlement à l’humiliation en passant par l’injure raciste et/ou sexiste, cette violence atmosphérique est une des dimensions de la socialisation des jeunes des quartiers populaires. Elle caractérise leur quotidienneté. Elle marque durablement leur rapport au monde et à la société. Elle s’intègre dans leur subjectivité. Elle détermine leurs réactions. Elle produit un sentiment d’insécurité lors des interactions [et même lors du simple croisement] avec les représentants des « forces de l’ordre ». Ces pratiques sont, tout autant documentées que les violences policières directes. Comme le souligne le sociologue Didier Lapeyronnie cette expérience particulière du rapport à la police est décrite massivement dans de nombreuses enquêtes :

La police et plus généralement les institutions répressives exercent une forte pression sur leur existence quotidienne, non pour les protéger, mais pour réprimer leur mode de vie, ou les tenir enfermés dans le ghetto. Comme un peu partout dans les cités de banlieue en France, les contrôles d’identité répétitifs et arbitraires créent une forte tension. Le tutoiement systématique, les insultes et les menaces parfois, l’attitude générale des policiers, les contrôles au faciès, les descentes brutales en grand nombre et en force engendrent une tension quasi permanente. L’ensemble des jeunes du quartier, qu’ils soient ou non impliqués dans la délinquance, a une image extrêmement négative de la police, si ce n’est violemment hostile. La police incarne un pouvoir arbitraire, brutal et cynique. Dans tous les témoignages aussi, les policiers sont accusés de tenir des propos racistes.

Cette « atmosphère » qui fait partie de la quotidienneté des quartiers populaires est largement sous-estimée par ceux qui n’y habitent pas [ou qui n’y ont jamais habité]  et en conséquence ne l’ont pas subie dans leur chair et dans leur âme. Il s’agit bien de « chair » [c’est-à-dire d’atteinte au corps] et d’ « âme » [c’est—à-dire d’atteinte à l’image de soi]. Le tutoiement [sans assentiment bien sûr] par exemple que l’on ne peut, bien entendu, pas réduire à une dimension linguistique est perçu pour ce qu’il est réellement : un processus d’infériorisation et de rappel d’une place assignée. Le sociologue Alex Albert qui a travaillé sur les fonctions du tutoiement dans les relations de travail à partir du concept de « domination rapprochée » rappelle sur cet aspect l’état des recherches : « Les enquêtes ethnographiques soulignent que les policiers et les gendarmes font du tutoiement le marqueur d’un rapport de forces leur étant favorable, et l’utilisent notamment en interrogatoire comme outil de pression et symbole de « domination » (Jobard, 2002 ; Gauthier, 2010). » La palpation dite de « sécurité » est pour sa part une atteinte au corps et à la dignité des personnes. Constatant la banalisation et la généralisation de cette pratique le défenseur des droits souligne : « Le Défenseur des droits rappelle que la palpation de sécurité pratiquée de façon systématique au cours d’un contrôle d’identité […] constitue une atteinte à la dignité humaine disproportionnée par rapport au but à atteindre. »

Nous sommes bien devant une pression signifiant une volonté d’imposer une emprise physique et psychique par la force. Nous pourrions ajouter d’autres dimensions signifiant cette « violence atmosphérique » : équipements de guerre lors des patrouilles de certains corps de police dans les quartiers populaires, opérations « coup de poing » sur le modèle du raid militaire d’occupation d’un territoire, etc. Cette pression est récurrente et on ne peut pas y échapper.  Un seul exemple quantitatif suffit à illustrer l’ampleur de cette violence atmosphérique : Les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont « une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrôlés » démontre une étude du défenseur des droits publiée en 2016. Aucune compréhension des attitudes et comportements des jeunes héritiers de l’immigration des quartiers populaires  [Fuite sans raison à l’approche de la police, attitudes réactives de défi pour signifier le refus de la place assignée, tutoiement de la police pour rétablir symboliquement une relation égalitaire, etc.] n’est possible si l’on occulte cette « atmosphère ». Ces attitudes et comportements sont à la fois des fuites d’un risque et d’un danger réel [dont témoigne le nombre de crimes policiers de ces dernières décennies] et une résistance à l’humiliation ou une réaffirmation de la dignité menacée. A juste titre l’association Human Rights Watch titre un de ses rapports sur les contrôles au faciès en France : « La base de l’humiliation[xiii] ». L’image choquante de lycéens contraints par la police de s’agenouiller les mains sur la tête en décembre 2018 a, à juste titre, suscité une indignation publique importante. Une telle situation n’a été possible que parce que l’habitude d’humilier est déjà ancienne et multiforme dans les quartiers populaires.

Camélia Jordana n’a fait que rappeler une réalité indéniable, documentée et dénoncée depuis longtemps. L’ampleur du déni de cette réalité constitue une violence supplémentaire. Il participe de la fabrique politique de la violence policière.

La fabrique politique de la violence policière 

Le constat étant posé, les symptômes étant relevés, il reste à poser un diagnostic. Sans être exhaustif plusieurs dimensions méritent d’être soulignées en raison de leur convergence vers la production et la reproduction d’un système. Nous ne sommes pas en présence d’un projet délibéré machiavélique des gouvernements de ces dernières décennies mais d’une fabrique historique et pragmatique [dans laquelle interviennent des héritages de culture institutionnelle liés à l’histoire longue de l’institution policière, des stratégies d’acteurs spécifiques comme l’extrême-droite et sa stratégie d’infiltration de la police, des choix électoralistes pour flatter une « demande sécuritaire » issue de la massification de la paupérisation et de la précarisation, etc.] d’un système de violences policières tellement ancré et banalisé qu’il dispose désormais d’une certaine autonomie y compris vis-à-vis du pouvoir politique comme plus globalement du champ politique [Comme en témoigne par exemple le pouvoir de pression des syndicats de policiers].

Un héritage du temps long

A l’occasion des commémorations de la victoire contre le nazisme, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner rend hommage à la police comme suit : «Partout en France, des policiers ont pris le maquis. Partout en France, des policiers ont guetté l’ennemi, traqué la haine, combattu l’oppression. Partout en France, des policiers ont fait le choix de la résistance. » Une telle présentation de la réalité historique est partielle et partiale. Elle occulte la collaboration massive de l’institution policière à la répression pétainiste et nazie, ainsi que la collaboration à la déportation. « Si des policiers se sont engagés dans la Résistance, c’est en désobéissant à leur hiérarchie et à la politique du gouvernement. […] Ce que l’on peut dire, c’est qu’une minorité de policiers s’est engagée dans la Résistance, comme dans l’ensemble de la population. Mais cette minorité de policiers s’est aussi heurtée à une culture professionnelle qui est celle de l’obéissance » corrige l’historien Christian Chevandier.

Récemment décédé Raymond Gurême, un des acteurs de la résistance Tsigane rappelle dès les premières lignes de l’avant-propos de son livre de mémoire que « ce sont des fonctionnaires français qui encadraient les camps d’internement pour « nomades », aucun Allemand n’était en vue » et explique sa volonté de témoigner comme suit : « Soixante-dix ans après les évènements, je parle ici, pour saluer la mémoire de ceux que la France a broyés et oubliés. » Maurice Rajsfus, lui aussi témoin de l’époque confirme les mêmes pratiques pour la déportation des Juifs comme en témoigne les titres sans ambiguïté de deux de ses livres[xvi]. Une telle participation massive n’a débouchée que sur des mesures minoritaires de sanction à la Libération. L’historien Jean-Marc Berlière donne les indications quantitatives suivantes pour la préfecture de Paris [celle dont les agents ont exécutés les rafles sinistres] : 20 % d’agents sanctionnés soit 3939 policiers et seulement 770 révocations. L’institution policière sort globalement identique de la période. Les habitudes, les représentations, les routines, les pratiques, etc., peuvent aisément se reproduire sur cette base matérielle et humaine en s’adaptant au nouveau rapport de forces idéologique.

Un tel héritage sera constitutif d’une prédisposition à obéir pendant la guerre d’Algérie c’est-à-dire pendant une séquence institutionnelle qui banalise la surveillance et le contrôle au faciès d’une part et la torture et la répression à grande échelle d’autre part.  Le politologue Emmanuel Blanchard a restitué dans son excellent ouvrage le rapport particulier entre la police et les « Français Musulmans d’Algérie » (FMA) : recréation de structures policières spécifiques en août 1953 [elles avaient été dissoutes à la libération] c’est-à-dire d’une police d’exception dénommée « Brigades des Agressions et Violences » [BAV], pratique régulière de rafles et de bouclages des territoires où résident les FMA , fichage spécifique, arrestations préventives, contrôles au faciès, couvre-feux réservé uniquement aux FMA en 1958 puis en 1961, etc. Décrivant ces pratiques policières, l’historien Jean-Marc Berlière rappelle : « Tandis que les Compagnies d’intervention, dites « de district » accomplissaient leurs missions de maintien de l’ordre avec une « brutalité erratique » et une violence qui présentent une constante des policiers de la Préfecture de police […] la Police municipale dans la tradition de l’Occupation, met en œuvre tout un travail de police « préventive ». » Si on ne peut, bien sûr, confondre la situation de l’époque et celle d’aujourd’hui, force est de constater l’existence de similitudes importantes.

Ces éléments de continuité des pratiques policières de l’époque coloniale à aujourd’hui s’expliquent par la continuité de la structure institutionnelle qui n’a pas été remise en cause au moment des indépendances. Ils s’expliquent également par la continuité des personnels. En effet la fin de la guerre d’Algérie signifie également le retour dans l’hexagone des policiers et CRS d’Algérie. Plus globalement des milliers d’agents ont été affectés dans la colonie pour des durées variables pendant l’ensemble de la guerre. Soulignons également qu’à partir de la décennie 50 l’institution policière est le lieu d’une hausse importante du recrutement liée aux départs à la retraite. De nombreux appelés de retour d’Algérie se reconvertiront ainsi dans la police. Enfin même les agents n’ayant jamais mis les pieds en Algérie ont été confrontés à la guerre qui s’est, on l’oublie trop souvent, également déroulée dans l’hexagone. « A cette époque, explique la sociologue Françoise de Barros, une part importante des nouveaux gardiens de la paix parisiens, eux-mêmes en nette augmentation, sont susceptibles d’avoir une expérience non pas tant de l’Algérie que de la guerre d’indépendance et donc de ses violences extrêmes ». La longévité professionnelle d’un Papon indique que la continuité est identique pour la hiérarchie. La continuité des pratiques a une base matérielle, structurelle et culturelle qui irrigue l’ensemble de l’institution, certes de manière différenciée selon les régions mais de manière prégnante dans les grandes agglomérations. La « culture » professionnelles, le rapport à certaines populations, les habitus, la conception du métier et des objectifs de la profession, les contenus de formation, etc., ne peuvent pas ne pas être influencés par cette « mémoire incorporée » c’est-à-dire, explique le sociologue et anthropologue Didier Fassin, par l’inscription « de l’histoire […] dans les interstices de la vie quotidienne, dans les discours et les actes, dans les représentations et les pratiques ».

Contrôler les « classes dangereuses »

Un tel héritage ne peut cependant pas perdurer aussi longtemps sous le seul effet de la reproduction institutionnelle systémique. C’est aussi le lien avec le contexte politique global qui explique qu’un héritage perdure ou s’amenuise, se reproduit ou mute, s’inscrit dans la durée ou s’amenuise avec le temps. A l’héritage raciste fondé pendant la colonisation, exacerbé pendant la guerre d’Algérie et concrétisé par une socialisation guerrière des agents, se sont greffé les politiques sécuritaires contemporaines en direction des quartiers populaires. Celles-ci sont historiquement repérables dans l’émergence du thème de l’ « insécurité » dans le débat politique électoral à partir du milieu de la décennie 70 c’est-à-dire au moment où la demande d’égalité des héritiers français de l’immigration postcoloniale émerge. Jusque-là invisibles et invisibilisés comme leurs parents, cette nouvelle génération entre en révolte contre les discriminations racistes qu’ils découvrent en sortant de l’enfance sur les différents marchés des biens rares (logement, travail, formation, etc.). Par l’art, la contestation pacifique [qui aura comme summum la marche pour l’égalité de 1983] mais aussi la révolte sociale [Individuelle par les attitudes et comportements revendicatifs par rapports aux institutions, de groupes sous la forme des « rodéos » de la décennie 80 ou collective sous la forme des révolte de quartiers avec comme point d’orgue la révolte de novembre 2005] ces français exigent un traitement égalitaire.

Les choix économiques néolibéraux qui s’enclenchent à partir de 1983 ferment la porte à toute réponse politique structurelle à ces inégalités et discriminations massives. Le cycle des politiques sécuritaires en direction des quartiers populaires se déploie à droite bien sûr mais également dans une partie non négligeable de la « gauche » qui considère désormais qu’il ne faut plus parler de « causes sociales » et qu’il faut cesser d’ « accorder aux délinquants des excuses absolutoires pour cause de pauvreté ou d’immigration » selon les mots de Chevènement. Il ne reste dès lors qu’une orientation possible résumée par le titre du livre coordonnée par Laurent Mucchielli en 2008 : « La frénésie sécuritaire: Retour à l’ordre et nouveau contrôle social. » La logique dominante discursive et pratique se traduira sous la forme de cinq tendances que cet auteur nomme : dramatisation, criminalisation, déshumanisation, disciplinarisation et désocialisation. Concernant les missions de la police dans les quartiers populaires le modèle assumé devient de manière grandissante celui de la « guerre intérieure ». Le sociologue Mathieu Rigouste résume comme suit cette logique de guerre enclenchée depuis le début de la décennie 90 :

La répression des révoltes de l’automne 2005 a déterminé de la même manière l’intensification et la diversification de mécanismes amorcés et expérimentés depuis déjà une décennie. Les quartiers populaires ségrégués servaient de territoire d’expérimentation pour l’importation de la guerre urbaine et du contrôle des foules dans le maintien de l’ordre, depuis les émeutes de Villeurbanne au début des années 1990. Leur traitement médiatico-politique aura permis de légitimer l’émulation d’un processus de fusion des techniques policières et militaires dans le quadrillage des territoires d’exception. Cette dynamique s’inscrivait déjà dans la redéfinition et le redéploiement de la gendarmerie – structure de statut militaire – et une superposition des maillages de sécurité et de défense sur les zones grises.

A l’ancien modèle de sur-surveillance de certaines populations conduisant déjà au contrôle au faciès à répétition et aux violences policières se cumule désormais un modèle de « conquête territoriale » conduisant logiquement à une hausse de ces mêmes violences. Car une telle volonté de contrôle d’une population et de ses territoires d’habitation suppose des missions nouvelles pour les agents des forces de l’ordre. Le reste en découle : création de nouvelles unités spécialisées (Brigades Régionales d’Enquêtes et de coordination- BREC, Brigade anti-criminalité – BAC), multiplication des contrôles d’identité, surarmement, militarisation de l’armement policier, opérations coup de poing, banalisation des fouilles et palpations, etc. On comprend mieux dès lors comment l’héritage policier lié à l‘époque coloniale a pu perdurer en dépit du temps qui passe.

L’infiltration de l’extrême-droite

Si la centralité du thème de l’insécurité ne peut pas se résumer à l’action de l’extrême-droite, celle-ci a cependant occupée une place non négligeable dans son installation. Portée par les choix sécuritaires des différents gouvernements depuis de nombreuses décennies, l’extrême-droite développe une stratégie autonome d’enracinement dans la police qui est, selon nous, un troisième facteur du caractère devenu systémique des violences policières qui se surajoute aux deux précédemment cités. L’impact idéologique et organisationnel grandissant de celle-ci dans l’institution policière est repérable à la fois dans l’évolution des votes aux différentes élections politiques, dans ceux des scrutins syndicaux et dans d’autres expressions publiques inquiétantes. Une enquête du Cevipof de 2016 précise que 51.5 %  des policiers et militaires déclare avoir voté Front National aux régionales de 2015 [contre 30 % à la présidentielle de 2012].

Concernant le poids syndical seule la Fédération professionnelle indépendante de la police (FPIP) est classiquement classée à l’extrême-droite ce qui, compte-tenu de ses scores [1.2 % aux élections professionnelles de 2018], semble attester d’une faible influence syndicale. Une telle conclusion sous-estime la réalité de l’influence de l’extrême-droite. « Le taux de syndicalisation étant très élevé au sein de la police et sachant que les syndicats jouent un grand rôle dans les promotions […] de nombreux policiers ouvertement d’extrême droite se sont syndiqués auprès d’une grande centrale plutôt qu’un syndicat minoritaire d’extrême droite » explique un article du site « Quartiers Libres » consacré à la « radicalisation policière ». Les syndicats Alliance et Synergie-Officiers, habituellement classés à droite recueillent les voix de ces agents d’extrême –droite comme en témoigne leurs déclarations publiques et prises de position.

Mais se sont d’autres facteurs, moins quantifiables, qui permettent de mesurer l’infiltration de l’extrême-droite dans la police. Le premier est la pratique de rassemblements publics comme celui de mai 2016 où Marion Maréchal Le Pen et Gilbert Collard prennent la parole, puis celle de manifestations de rue « sauvages » comme celles d’octobre 2016 où des policiers défilent cagoulés et armés. Enfin les manifestations des Gilets Jaunes et celles contre la réforme des retraites ont vu se multiplier le port de symboles d’extrême-droite sur des uniformes (écussons, insignes, autocollants, etc.). « Des nazis dans la police » titrait déjà en 2014 le journaliste Aziz Zemouri en rappelant qu’ « à plusieurs reprises, des fonctionnaires de police ont signalé à leur hiérarchie que des collègues arboraient des signes de ralliement au nazisme. En vain. »  Ces pratiques nouvelles sont certes minoritaires mais elle souligne l’existence d’une extrême-droite policière s’estimant suffisamment solide pour oser une visibilité politique.

Héritage colonial, choix politiques sécuritaires comme seules réponses aux exigences d’égalité des habitants des quartiers populaires, stratégie de contrôle des « classes dangereuses » et de leurs territoires d’habitation sur le modèle d’une « guerre intérieure », impunités policières, discours politiques et médiatiques stigmatisant les quartiers populaires, infiltration de l’extrême-droite, etc., l’ensemble de ces ingrédients ont finis avec le temps par se cumuler et interagir pour se renforcer l’un l’autre c’est-à-dire par faire système. Camélia Jordana n’a fait que mettre des mots sur une réalité : les violences policières sont logiques et prévisibles ; elles sont le résultat d’un  système construit historiquement et politiquement. Rendre visible cette réalité est le premier pas pour la faire cesser. Situer la lutte contre les violences policières en haut de l’agenda militant et politique en est un second tout aussi urgent. Il ne s’agit pas d’une question secondaire mais d’une condition incontournable pour que la « convergence » que beaucoup appellent de leurs vœux cesse d’être un discours abstrait et non crédible.
Lire l’intégralité de l’article