Quelques leçons du premier tour des présidentielles : les hésitations stratégiques d’une classe dominante en crise

Analyses, réflexions

 

Quelques leçons du premier tour des présidentielles :
les hésitations stratégiques d’une classe dominante en crise

Publié le 19 avril 2022 par Saïd Bouamama

Dans un article publié en janvier 2021 nous écrivions ceci : « Confronté à une échéance électorale présidentielle impossible à gagner sur la base du bilan de son quinquennat et de la colère sociale accumulée, Macron se voit ainsi conforter dans sa stratégie d’imposition d’un choix contraint Le Pen-Macron dont la seule base idéologique possible est la nostalgie d’empire à des fins de légitimation des ingérences militaires à l’extérieur et l’islamophobie et la guerre contre « l’ennemi de l’intérieur » à des fins de détournement des colères sociales dans l’hexagone. » Les résultats du premier tour des présidentielles sont à la fois logiques et inattendus, prévisibles et surprenants, inscrits dans une invariance mais aussi marqués par des mutations profondes. Que nous révèlent ces résultats sur les contradictions qui travaillent la société française, sa classe dominante et ses classes populaires ?

Les leçons attendues d’un scrutin

Commençons par ce qui était prévisible, suite logique de la situation antérieure et invariance.  Le duel Macron/Le Pen au second tour est, pour nous, le résultat d’une crise de légitimité profonde, ancienne et grandissante, elle-même reflet de la contre-révolution néolibérale enclenchée dans la décennie 80 et qui n’a cessé de s’approfondir depuis. Il était en conséquence souhaité par la classe dominante, promu et préparé stratégiquement. Seule la sous-estimation de l’ampleur de cette contre-révolution peut expliquer les étonnements devant la montée et la généralisation des violences policières, de l’islamophobie d’Etat, de la reprise par le gouvernement et ses représentants d’idées, de raisonnements, de vocabulaires, etc., issus de la matrice fasciste ces dernières décennies et plus particulièrement au cours de la dernière.  Macron et la classe dominante avaient objectivement besoin d’une « extrême-droite » forte et en hausse conséquente pour rendre crédible leur scénario de remplacement des contradictions sociales et économiques par des contradictions identitaires et pseudo-civilisationnels. Le Pen est à cet égard, fille de Macron, une fille que l’on a besoin de faire grandir tout en pensant pouvoir la maîtriser afin d’éviter les « aventures ».

L’ampleur de la contre-révolution néolibérale se mesure à l’objectif visé qui n’est rien d’autre que le retour à une situation d’avant 1945 c’est-à-dire d’avant le recul significatif du processus de précarité de la force de travail par des droits et des lois imposés par les luttes sociales. La « grande revanche » de Pétain sur les grévistes de 1936, interrompue par la défaite du nazisme, revient sur le devant de la scène à l’occasion des changements de rapports des forces que constitue la disparition de l’URSS et avec elle des équilibres issus de la seconde guerre mondiale. Le vice-président du MEDEF Denis Kessler [qui compare la victoire de Macron en 2017 à une « diagonale du fou magistrale »] résume comme suit cette « grande revanche » en saluant Emmanuel Macron comme le stratège le plus efficace de celle-ci :

 Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme…A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !

Concrètement un tel programme signifie une paupérisation et une précarisation massive, une répression de réponse aux résistances tout aussi importante et une idéologie de détournement des colères sociales offensive et de grande ampleur. La promotion idéologique des pseudo clivages « populistes/républicains », « extrêmes/démocrates », « communautaristes/laïques », etc., doit en conséquence se lire comme une stratégie de gestion de la crise de légitimité inévitable du fait de l’ampleur de la régression sociale programmée. Il ne s’agit pas d’un complot mais d’une stratégie. Les différentes étapes de la crise de légitimité sont repérables par un simple regard sur les dernières décennies : un gouvernement de gauche élu en 1981 sur la base d’un espoir social immense effectuant un « tournant de la rigueur » deux ans après son installation ; un traité de Maastricht adopté avec seulement 51.04 % des suffrages et 30.31 % d’abstention ; un référendum sur le traité constitutionnel en 2005 dont les résultats sont bafoués  par la ratification deux ans après du traité de Lisbonne par le parlement ; une élection de Macron en 2017 sur la seule logique du « barrage au Rassemblement national » ; La répression violente du mouvement attendu contre la réforme des retraites et du mouvement inattendu des Gilets Jaunes ; etc. Face à une telle crise de légitimité se traduisant par une abstention grandissante et une haine sociale se concentrant sur la figure de Macron comme symbole du mépris de classe, la seule possibilité de continuer la grande « revanche sociale » était en 2017 comme en 2022, de jouer la carte Le Pen en lui empruntant ses thèmes d’une part et en la promouvant d’autre part.

Les leçons inattendues d’un scrutin

La percée de Mélenchon dans les classes et quartiers populaires d’une part et dans la jeunesse d’autre part a surpris de nombreux faiseurs d’opinion et autres « commentateurs » et « experts médiatiques ». Certes des signes existaient depuis un certain temps mais l’ampleur de cette mobilisation populaire en faveur de Mélenchon était largement sous-estimée par l’habitude de poser ces classes et quartiers comme des « désert politiques », des sujets en proie à l’anomie, à la dépolitisation et à l’abstention et des catégories caractérisées par des réactions non politiques et infra-politiques. 49 % en Seine-Saint-Denis, 52 % à Roubaix, 40 % à Lille et Montpellier, 36 % à Toulouse, 35 % à Strasbourg, 32 % à Nantes, 31 % à Lyons, 30 % à Marseille et Metz, etc., l’offre politique de Mélenchon a été parlante dans ces zones les premières et les plus touchées par la « grande revanche » et par l’idéologie raciste qui l’accompagne. Sur le plan des âges les moins de 35 ans donnent Mélenchon en tête pour 32.5 % avec cependant une abstention de 44 % pour cette tranche d’âge. Ces chiffres suffisent à souligner que nous sommes devant une génération au sens sociologique du terme [Ensemble des personnes ayant vécu dans leur trajectoire une même expérience signifiante], la génération du néolibéralisme qui s’il touche tous les âges impacte plus fortement les nouvelles générations. Pour elles aussi l’offre politique de Mélenchon a été parlante.

Une autre leçon inattendue du scrutin est une tendance à la « racialisation » du vote, conséquence de quatre décennies de racialisation du débat politique et médiatique. En témoigne le fort score de Mélenchon dans les quartiers populaires où vivent nos concitoyens héritiers de l’immigration et dans les dits « DOM-TOM ». En témoigne également l’ordre du vote ouvrier mettant en tête Le Pen avec 36 %, Mélenchon à 23 % et Macron à 18 %. Quatre décennies d’un « racisme d’en haut » ont finies par imbiber une partie non négligeable du corps social en général et du monde ouvrier en particulier, ce dernier étant également une victime de front de la « grande revanche ». Cette tendance à la racialisation du vote des dominés est un facteur essentiel des stratégies de la classe dominante. Elle tend à reproduire, toute chose égale par ailleurs, la situation qu’évoque Marx à propos des travailleurs en Angleterre :

 Tous les centres industriels et commerçants anglais possèdent maintenant une classe ouvrière scindée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. Le travailleur anglais moyen hait le travailleur irlandais, parce qu’il voit en lui un concurrent responsable de la baisse de son niveau de vie. Il se sent, face à ce dernier, membre de la nation dominante, il se fait par-là l’instrument de ses propres capitalistes et aristocrates contre l’Irlande et consolide ainsi leur domination sur lui-même. Il nourrit contre lui des préjugés religieux, sociaux et nationaux. Il se comporte vis-à-vis de lui, à peu près comme les pauvres blancs (poor whites) vis-à-vis des niggers dans les anciens états esclavagistes de l’Union américaine. L’Irlandais lui rend largement la monnaie de sa pièce. Il voit dans le travailleur anglais le complice et l’instrument de la domination anglaise sur l’Irlande.    Cet antagonisme est artificiellement entretenu et renforcé par la presse, les prêches anglicans, les journaux satiriques, bref par tous les moyens qui sont à la disposition des classes dominantes.

Bien sur comparaison n’est pas raison et l’origine des facteurs de division ne sont pas exactement les mêmes mais les deux panoramas sociaux et politique ne sont pas sans ressemblances.

L’état des contradictions sociales révélées par le scrutin

 L’apparente similitude entre le second tour de 2017 et de 2022 est trompeuse. Si du côté de la classe dominante toutes les fractions partagent les objectifs de la « grande revanche », toutes ne sont pas unies sur le rythme de celle-ci et sur le choix de celui [ou de celle] le plus à même de les atteindre. La production puis la promotion médiatique du variant Zemmour, de même que la nouvelle image de Le Pen soulignent qu’une partie de cette classe envisage l’hypothèse d’une séquence fasciste. La mobilisation en faveur de Macron dès le premier tour d’autres détenteurs de capitaux met elle en exergue qu’une autre partie de la classe dominante considère que des solutions plus « modérées » suffisent encore. Il est bien sur difficile et aléatoire de mesurer exactement l’équilibre entre ces différentes fractions de la classe dominante. Des facteurs divers se sont néanmoins cumulés au cours du quinquennat pour renforcer les basculements de réassurance en faveur d’une solution plus autoritaire, voire fasciste : crise de l’impérialisme français en Afrique et remise en cause de son hégémonie dans un « pré-carré » historique duquel dépendent certaines grandes fortunes, marginalisation de celui-ci dans l’indopacifique au profit d’une nouvelle stratégie états-unienne dont l’annulation des ventes des sous-marins français à l’Australie n’a été que la partie visible de l’iceberg, crainte réelle ressentie au pic du mouvement des Gilets Jaunes, etc. Tout ces facteurs font que le recourt à Le Pen n’est plus pour toute la classe dominante une hypothèse théorique mais est devenue un scénario envisageable.

Du côté des classes populaires la situation est également significativement différente. Il est en effet difficile de légitimer une logique du « faire barrage à Le Pen » lorsque l’on a pendant cinq ans repris au plus haut sommet de l’Etat ses thèmes, ses mots, ses priorités dans l’agenda et ses argumentaires. La pratique du pouvoir de Macron alliant mépris et arrogance de classe d’une part, racisme respectable et islamophobie d’Etat au prétexte de la lutte contre un pseudo-séparatisme d’autre part et répression violente pour une troisième part, fait de Macron un repoussoir, y compris chez des électeurs ayant « fait barrage » à Le Pen en 2017. La même pratique du pouvoir a en outre banalisé le vote Le Pen pour une partie non négligeable des « petits blancs » influencée par le « racisme d’en haut » qui s’est considérablement accéléré au cours du dernier quinquennat. Si Le Pen a été longtemps un repoussoir dans les classes populaires, Macron la concurrence désormais à cette place pour une partie non négligeable et grandissante des classes populaires.

Reste les fameuses « couches moyennes » naviguant entre une aspiration à « l’ordre » et un déclassement social pouvant les orienter vers Le Pen [surtout depuis que cette dernière teinte son discours d’une dimension « sociale »] et une position historique « centriste » reflétant leur place dans la société et les poussant à voter contre les « extrêmes » comme disent nos médias c’est-à-dire ici pour Macron. De manière significative les cadres ont voté à 35 % pour ce dernier au premier tour [contre 25 % pour Mélenchon et 12 % pour Le Pen]. De même les revenus de plus de 3000 euros ont voté tout aussi largement pour Macron [35 % contre 19 % pour Le Pen et 18 % pour Mélenchon].  Pour la fraction inférieure des couches moyennes en revanche le déclassement social pousse nombre d’entre eux soit vers l’abstention, soit vers l’illusion Le Pen.

Entre 2017 et 2022 l’attirance vers Le Pen s’est accrue pour des raisons différentes selon les classes sociales et le caractère repoussoir de Macron également. A huit jours du second tour l’écart entre les deux candidats dans les sondages rend possible chacun des deux scénarios.

Les deux scénarios

Les deux scénarios du possible ont-ils les mêmes conséquences concrètes ? Telle est donc la question qui se pose dans le choix binaire qui nous est imposé. Aucune réponse simple à cette question n’est disponible. En réalité elles seront identiques sur certains aspects et différentes sur d’autres. Aucun des deux postulants ne remet fondamentalement en cause les politiques néolibérales qui depuis quatre décennies sont l’outil de la « grande revanche ». Paupérisation, précarisation, déclassement social et répression des mouvements sociaux continueront et s’approfondiront logiquement. De même la légitimation pendant le quinquennat et au cours de la campagne des axes centraux du discours du Rassemblement National [péril migratoire, grand remplacement, communautarisme et séparatisme, etc.] ne peut que déboucher sur un approfondissement du racisme d’Etat quelque soit le candidat élu afin de « répondre aux préoccupations des électeurs ». A son tour cet approfondissement du racisme d’Etat ne peut qu’entrainer un encouragement aux passages à l’acte raciste par le bas. Ceux qui appellent à l’abstention ou au vote blanc ne sont pas des inconscients politiques méritant le mépris, la moralisation ou la culpabilisation.

A l’inverse les deux scénarios n’auront pas la même signification pour tous et au même rythme. Une Marine Le Pen élu disposera une légitimité entièrement construite sur le sécuritaire, la remise au pas des pseudo « zones de non-droit », la remise d’ordre dans la société, la « fermeté » en matière de politique migratoire, la promotion de la préférence nationale, la lutte contre « l’anti-France », etc. Elle sera de surcroit talonné par un Zemmour construisant sa stratégie du futur dans une logique de surenchère. Elle sera aussi contrainte de répondre, au moins en partie, aux attentes d’une partie importante des forces de police qu’elle a encouragé avec d’autres dans ses demandes d’une politique offensive en direction des fameuses « zones de non droits ». La doctrine de contre-insurrection est particulièrement en vogue au sein de ces forces, les scénarios d’intervention sont déjà élaborés, les traductions en demandes concrètes ont déjà été formulé. Certains demandent ainsi l’intervention de l’armée dans les « quartiers difficiles » alors que d’autres proposent la mise en place de checkpoints dans ces quartiers.  Elle sera enfin contrainte de mettre en œuvre certaines de ses propositions de surenchère d’avec Macron dans la lutte contre le « séparatisme » comme par exemple la proposition d’interdire le voile dans la rue. Autrement dit nos concitoyens caractérisés par un marqueur de couleur, de facies, de religion ou d’origine paieront plus vite et plus conséquemment le scénario Le Pen.

Il reste enfin la grande inconnue des résultats des législatives que certains mettent en avant pour dédramatiser le scénario Le Pen. Or l’hypothèse optimiste d’une présidente sans majorité a été envisagée par le Rassemblement National dès l’élection de 2017. Gilles Lebreton professeur de droit public, député européen RN et membre du conseil de campagne stratégique de Le Pen explique : « Si la nouvelle Assemblée nous est hostile, nous changerons la loi électorale par un référendum organisé dès l’été prochain, puis la Présidente dissoudra l’Assemblée… » Quand au changement de la loi électorale, le RN ne cache pas son contenu : la proportionnelle des deux tiers avec une prime au vainqueur de 30 % des députés. Autrement dit un RN à 25 % disposera de 55 % des sièges. Ceux qui appellent à voter Macron à contre-cœur ne sont pas des « traîtres » ou des apeurés congénitaux méritant le mépris et l’infamie.

Deux leçons doivent selon nous être tirées pour le court terme du second tour. La première consiste à ne pas jurer sur l’avenir par des discours moralisant et culpabilisant que ce soit à l’égard de ceux qui voteront Macron ou de ceux qui s’abstiendront. Nous aurons à nous retrouver à l’issue de cette campagne et rapidement pour des combats communs. La seconde consiste à prendre en compte le principe de réalité imposant, selon nous, un vote Macron pour combattre Macron et Le Pen. D’autres leçons sont également à tirer sur le plus long terme. Nous y reviendrons dans nos prochaines chroniques. Pour l’instant terminons en empruntant au Collectif Afrique de Lille l’image d’un Macron comme tumeur cancéreuse et d’une Le Pen comme cancer généralisé. Faisons en sorte d’avoir cinq ans pour combattre et faire disparaître la tumeur. Voter Macron pour combattre Macron telle est la conclusion paradoxale qui est la nôtre.