Photographies de Aziz Kouti
Diaporama en fin d’article
La belle histoire du mouvement social
Publié le 10 mars 2019 dans Le quotidien d’Oran
par Mohamed Mebtoul, sociologue
La manifestation du 8 mars 2019 a dépassé toute espérance. Les marcheurs surgissaient de partout. Le centre ville d’Oran s’est transformé en une marée humaine splendide à observer et à visualiser. On peut évoquer la présence de foules multiples et séparées qui se sont appropriées avec un ravissement bon enfant les différents espaces publics, sans entraves ni interdits. Aucun policier n’était présent sur l’itinéraire: place d’armes, rue Emir Abdelkader, rue Larbi Ben M’hidi, Wilaya, Front de mer. La fête était belle. J’entendais autour de moi, le mot récurrent « l’indépendance » » ou plutôt d’une nouvelle indépendance. Tout l’indiquait : klaxons de voitures et de motos, les youyous stridents des femmes, le drapeau flottant entre les mains frêles des jeunes marcheurs, encerclant leurs corps enfin libres. Des hommes et des femmes, du haut de leurs balcons faisaient le signe de la victoire en direction des jeunes manifestants qui leur répondaient en levant les yeux vers le haut. « Le corps qui se relâche et brise la glace », nous dit Aïcha Kassoul, dans son très beau roman La colombe de Kant (2017).
L’inventivité du langage ordinaire
Magnifiques corps en mouvement des jeunes, très jeunes qui ont su, avec talent et humeur redonner de la résonnance positive à nos vies quotidiennes dominées par un stress profond, principalement lié au mode de gestion politique médiocre de la « cité ». Celle-ci était traversée par l’opacité, les non-dits, les intrigues du palais, les certitudes sur le mot devenu obsolète, celui de « continuité » effacé désormais par le merveilleux mouvement des Algériens. Il serait ici trop long de mettre en exergue les mensonges des acteurs politiques, pour se maintenir au pouvoir, rien que pour le pouvoir. A l’opposé, une société, celles des vendredis historiques, aura montré à la face du monde une autre facette sociale bien plus noble et plus digne, qui remet en question avec panache tous leurs discours mystificateurs. Quelle inventivité inouïe des jeunes méprisés, livrés à eux-mêmes pendant des décennies, qui ont compris dans la souffrance et l’orphelinat politique, bien avant des experts « avertis », que la demeure politique était « polluée » par l’arrogance de ses membres, la rapine scabreuse et un populisme pervers.
Cette inventivité est désormais enracinée dans des traces écrites que personne ne pourra désormais oublier, effacer ou remettre en question. Écoutons ces slogans merveilleux : « Vous êtes mal barrés. Votre système nuit gravement à notre santé », ou encore : « Peuple connecté, système déconnecté », enfin : « Ils ont essayé de nous enterrer. Ils ne savent pas que nous étions des graines ».
La date du 8 mars 2019 sera à jamais gravée dans la mémoire collective des Algériens. Chacun était proche de l’autre. La marche ne pouvait se faire qu’au ralenti face à ces « mondes sociaux » pluriels et diversifiés impressionnants. Mais je n’ai pas observé de heurts ou de bousculade. Le respect mutuel était prégnant. Quand un manifestant souhaitait doubler une autre personne, la règle de politesse était de rigueur : « excuse-moi, mon frère ». Dés 14h la marche prend son envol à partir de la place du 1er novembre, en face de la mairie, pour se diriger vers la rue Emir Abdelkader. Qu’ils étaient beaux ces jeunes dans leur accoutrement inhabituel, ce jour de fête de la femme mais aussi du peuple algérien ! Ces femmes en haïk symbolisaient l’Algérie réelle, celle qui donne sens à la vie sociale, culturelle, sans greffes, ni influences extérieures.
Les jeunes manifestants convergent comme un « seul homme ou une seule femme » vers l’espace convenu par l’entremise des réseaux sociaux : la place du 1er novembre. On peut de façon très approximative indiquer que l’âge des manifestants se situe en 15 et 30 ans. Vêtus simplement d’un survêtement ou d’un jean, la casquette sur la tête pour certains d’entre eux, la majorité des jeunes, quelle que soit leur condition sociale, formaient un ensemble social porteur d’un langage commun avec des mots repris d’une seule voix par tous. Dans leur regard, il n’y avait ni colère, ni haine, mais une forte détermination et une volonté inébranlable d’atteindre leur objectif : mettre fin au 5ème mandat du président-candidat Bouteflika. Ils l’ont clairement exprimé : « S’il le faut, nous marcherons tous les jours, pour en finir avec ce pouvoir ».
Une détermination magnifique
Des petites pancartes bricolées sur un carton ou une feuille de papier, écrites au stylo ou parfois saisies par ordinateur, nous permettait de lire des slogans répétitifs, ayant une forte charge symbolique, donnant une cohésion et une solidarité entre les manifestants tous sur la même longueur d’onde : « pouvoir dégage » ; « non au cinquième mandat » ; « Voleurs, voleurs, ils ont mangé le pays ». Des mots d’ordre subtils, s’appuyant sur ce que dit la constitution : « l’article 7 de la constitution : la source du pouvoir est le peuple » ; ou encore : « Non au mouvement par le haut, seul un mouvement par le bas ».
L’originalité du mouvement social porté par l’histoire d’en bas, ces gens de peu déconsidérés, maltraités par les institutions étatiques, que le pouvoir a mis hors jeu, ont donné une belle leçon de démocratie inventive, celle qui est bricolée dans la concertation collective, dans l’écoute de l’Autre. Elle n’est pas née du néant. On la doit en particulier à toute la dynamique collective des jeunes qui ont chanté dans les stades de football, leur refus du pouvoir actuel. Les slogans étaient l’œuvre de différentes personnes. Je n’ai pas observé un encadrement des manifestants ; d’où cette liberté de ton pour beaucoup d’entre eux qui avaient toute la latitude de proposer le slogan imaginé, inventé de belle manière et repris sans contestation par les autres manifestants. Le mouvement social a pu articuler trois éléments indissociables: un patriotisme populaire qui se traduit par l’amour du pays « c’est mon pays aussi ». Le symbole est incontestablement la proximité physique et affective avec le drapeau national. La dignité, qui est une forme de respect de soi et de l’Autre, qu’on peut traduire par ce terme : » J’existe enfin ! ». La liberté de parole et d’action qui a consisté à se réapproprier l’espace public et politique. (Accéder à l’article)
Diaporama : La marche contre le 5ème mandat, 8 mars 2019, Oran
photographies de Aziz Kouti, géographe