Sans commune mesure – Un kaléidoscope

Témoignages, Analyses, réflexions

 

Sans commune mesure

Un kaléidoscope

 

Selon les quartiers, selon les régions, selon les revenus, selon les professions, selon les profils, selon les âges, selon les genres, selon la gueule. Pas d’expérience universelle du confinement. Mais pas non plus d’expérience individualisée : les « journaux de confinement », accablants d’entre-soi, ressassent jusqu’à plus soif leurs états d’âme standardisés.

Et ceux dont le vécu est le plus violent et le plus digne d’un récit n’ont précisément ni le temps ni la disponibilité d’écrire leur quotidien, dont un quart d’heure suffirait à rendre fous et muets la majorité des autres.

De tous côtés, les vraies nouvelles se partagent plutôt par flash, sans la moindre velléité autobio ni journalistique. H écrit :

C’est chaud dans le 18e. Des flics partout qui verbalisent, interpellent violemment et même des militaires avec pistolet mitrailleur. Vigipirate for ever ou match retour de la guerre d’Algérie ?

Une ambiance de guerre civile post-coloniale. Mais au même moment, pour C et P :

Nous, à Villejuif, on est comme hors sol : jusqu’à présent, on a pu se balader à pied pendant trois heures consécutives entre Villejuif, Vitry, Ivry, Accueil et Cachan … sans croiser flic qui vive (ni mort, d’ailleurs).

L confirme pour son arrondissement parisien :

Dans mon quartier du 20e, je n’ai quasiment pas vu l’ombre d’un flic depuis le début du confinement et tout le monde se trimballe tranquillement dans la rue.

Mais il ajoute :

Mais en apparence seulement, car M, avec sa gueule, lui, s’est fait contrôler deux fois dans ce même quartier. Il n’y vient pourtant pas souvent alors que je sors tous les jours.

Et :

Le premier contrôle de M, c’était le 2e jour de confinement véritable, le 19 mars. On devait se voir et je lui ai donné rendez-vous place de la Réunion. Je n’ai pas fait attention que c’était un jeudi, donc jour de marché. Les marchés étaient encore ouverts et les clients faisaient la queue devant les étals, les uns sur les autres, sans tenir compte d’une quelconque consigne de « distanciation ».
Sur le bord du marché, il y a un petit parc, et M s’est assis sur un banc libre pour m’attendre : ça a duré 2 minutes, pas plus. Il y avait des gens sur tous les bancs du parc, distants de 3 à 5 mètres. Et d’autres qui s’y promenaient. Les trois flics se sont dirigés directement vers M et, en guise de salut, le premier flic l’a abordé en lui disant : « On ne vient pas te voir parce que tu as du shit sur toi ». M n’était évidemment pas en train de fumer. On voit tout de suite le flic qui a du métier : il sait repérer ses cibles à leur dégaine…

C commente :

Ça ne montre pas seulement que M est une cible, ça montre en outre que ce jour-là, sur le marché, personne ne pouvait soupçonner une présence policière, hors de ceux qu’elle était destinée à cibler. Et la raison que les flics lui donnent de leur intervention (« pas le shit »… donc la surveillance du confinement) manifeste avec éclat à quoi sert le contrôle, puisque cette surveillance, supposée commune à tous, ne s’adresse qu’à lui.

Et elle ajoute :

Oui, c’est clair, le délit de faciès est très présent. Mais partout où nous avons été, dans les lieux en question d’Arcueil à Cachan, on a croisé des gens de toutes les couleurs et pas l’ombre d’un flic … Ils sont en revanche présents entre le Kremlin-Bicêtre et le périph. Et là, on peut voir que le tri se fait.

L confirme la conviction de H d’une gestion militarisée :

À Montreuil, plusieurs fois au cours de l’après-midi, un hélicoptère tournait au dessus du quartier. Ils seront bientôt remplacés par des drones…

Et F décrit, à l’ébauche de manifestation du 1er mai à Montreuil, une sorte de parcours du combattant, balisé par les indications solidaires, pour tenter d’échapper à l’omniprésence policière :

Avec des amiEs qui habitent dans le coin on a vite rencontré de petits groupes (par exemple ces porteurs d’une banderole sur laquelle ils ont écrit un fier Chamailleurs) qui nous ont confirmé que, comme on pouvait s’y attendre, c’était blindé de flics à la mairie  ainsi qu’à Croix de Chavaux. Nous avons donc joué aux chats et souris et circulé  dans des rues plus tranquilles avant que mes amIEs me laissent sur le chemin de la Pte de Montreuil, objectif initial de la manif. J’ai pu continuer à marcher, pancarte au vent,  dans les petites rues parallèles au grands axes fliqués et guidé par un véritable GPS humain qui ne manquait pas de m’indiquer spontanément par où ne pas passer (super sympa !).

Il ajoute :

Une fois franchi le périf ( en baissant ma pancarte quand je voyais quelques voitures de police inévitables par là), j’ai été informé par des rescapés de la manif du 20e, prévue à partir de Gambetta mais tout aussi empêchée, au nom de la loi du jour.

Donnant une tonalité particulière à ce nouveau mode de manifestation :

J’ai donc pu regagner ma base sans enregistrer la moindre perte, changer sur mon ordi l’heure et le motif de mon attestation et repartir pour une balade de quartier  au cours de laquelle, j’ai eu l’occasion d’avoir encore d’assez longues conversations et de faire diverses rencontres – ainsi avec cet homme, assis contre un mur en train de lire qui me fait de grands signes et, quand je viens le voir, déroule la pelote de ses objets d’incompréhension, tel le fait que les bureaux de tabac soient ouverts et les librairies fermées – sans apercevoir non plus l’ombre d’un képi ni avoir besoin de baisser ma pancarte. Y compris dans la cité Saint Blaise, très racisée et où les gars me mitraillaient de photos en levant le poing :-). Au total, 3 heures de parcours, en mode manif  personnelle.

L’expérience de la solidarité là où l’on s’imaginait en terrain neutre, celle de la tranquillité là où on attendait les flics, celle de leur omniprésence armée ailleurs, celle de leurs interventions ciblées, celle de l’ignorance où l’on peut se trouver d’une tragédie qui se joue juste à côté, celle du danger qui côtoie le burlesque, celle de la violence discriminatoire voisinant avec la courtoisie, tout cela produit cette sorte de kaléidoscope social qu’est le temps dissocié du confinement. Les récits de son expérience collective s’y agencent comme un montage mal articulé : un patchwork dont les distensions sont précisément les éléments de son approche. Mais derrière ce tiraillement social d’expériences sans commune mesure, demeure, en toile de fond, l’invisible visibilité d’une force armée.

On ouvre ici un espace où des fragments d’une réalité composite, peuvent, pour peu que l’on ne soit ni sourd ni aveugle, être saisis et éclairer un état des lieux. Cet espace n’est pas sans rapport avec celui de ce  qu’on peut appeler la vie : c’est celui de la rue, de nos places à reconquérir, de nos lieux de travail (pas télé-) à libérer, de nos luttes à poursuivre, épaule contre épaule. Il vous est ouvert aussi. 

Photo de Une : © Philippe Bazin : Valparaiso, été 2012