Protéger les plus fragiles ? Et les chibanis ?

 

Analyses, réflexions, témoignage

 

Protéger les plus fragiles ?
Et les chibanis ?

par Rehan
(depuis Romans-sur-Isère – Drôme)

Protéger les plus fragiles ? Et les chibanis ? Embrouilles au quartier, routine française, tous les jours, mais démultipliée car « nous sommes en guerre » : les flics le sentent et le savent : là, ils ont vraiment tous les droits.

La BAC emmerde les chibanis qui discutent sur les bancs, des jeunes, masqués se rapprochent, d’abord tranquillement « Oh faut les laissez eux… », les keufs répondent : « On t’a parlé toi ? Retourne là-bas, on vient vous contrôler après », et c’est parti, engrenage classique, 3 mois fermes d’un côté + 1 000 euros de dommages et intérêts à verser, 3 jours de repos de l’autre. Les policiers n’ont fait « qu’appliquer les lois, comme on leur demande ».

Chibanis, ça veut dire « cheveux blancs ». On appelle ainsi les hommes âgés d’origine très méditerranéenne, sous-prolétaires qui se sont fait exploiter jusqu’à la moelle par les 30 « glorieuses », parqués dans des bidonvilles puis des foyers, puis des cités : on leur a fait construire leurs tombes. Ils sont seuls, en de bout de course. Beaucoup n’ont jamais trouvé à se marier, mauvais partis. Certains de ces anciens se sont fait rafler par l’armée française dès 16 ans, en Kabylie par exemple, déportés en France, mis en quasi esclavage dans les jolies campagnes pour amener l’eau et l’électricité, devant des Français qui les défiguraient ou qui, au lieu de leur donner de l’eau, leur donnaient du vin, pour rigoler. Certains ne parlaient même pas arabe, juste leur dialecte, alors le français… Beaucoup n’ont jamais su lire ou écrire. Ils ont été arrachés à leur pays avant ou pendant la guerre d’indépendance, et sont restés existentiellement perdus. Brassés, mélangés, pour éviter les émeutes, ils n’ont pas pu comprendre ce qui s’était passé au bled, ni ce qui leur est arrivé ici. Ils sont encore des milliers, qui meurent à petit feu. Ce sont les derniers rescapés des camps de travail de la France d’après guerre, appelés usines ou chantiers.

Chibani – peinture murale à Malakoff par Nadir Dendoune (photo de Nadir Dendoune publiée dans Libération)

La seule chose qui les tient encore : se voir. Tous les jours, les mêmes, au même endroit. Pourquoi ? Parce qu’eux seuls se comprennent. Ni nous, ni leurs familles : on ne pourra jamais comprendre ce qu’ils ont subi. Beaucoup ne parlent plus depuis longtemps, mais ils se taisent ensemble, les uns contre les autres, à petits pas. Et aujourd’hui on leur dit de se séparer et d’aller s’enfermer. Eux qui ont passé leur vie dehors, ensemble, et qui n’ont de toute façon jamais eu de chez eux, on les chasse comme des bêtes. Les portes des fourgons de police s’ouvrent pour les faire s’envoler, comme des nuisibles. Ils ont compris, ils se lèvent et essaient de se réinstaller un peu plus loin, sur un muret encore moins confortable, trop haut… Ils sont épuisés et ne comprennent pas bien pourquoi on les embête, mais ils ne veulent pas que des gens soient blessés par leur faute.

 

Chers citoyens français, honnêtes et responsables dans vos pavillons avec jardinets et enfants domestiques, ces personnes, dont vous brisez aujourd’hui le quotidien et donc la vie, elles ont eu la galle du ciment à force de couler à mains nues les dalles de tous les hôpitaux de ce pays. Demandez à vos grands parents qui garnissent les Ehpad : ils les ont vu suer, et de près. Vous les laissez aujourd’hui crever sans retraite, en leur faisant maintenant la morale ? Ficher leur la paix !

Comble de l’indécence, cette France qui a voté pour le libéralisme à toutes les dernières élections, se permet de culpabiliser les martyrs de cette société affreuse, avec ou sans Covid. Le confinement, citoyens, ça ne vous change pas trop, vous êtes déjà totalement individualistes. Mais il est des vies différentes, des corps qui ne tiennent qu’ensemble, reliés.

La seule chose qui leur reste, c’est parler du temps qu’il fait avec dans la main un sachet de menthe. Et maintenant, même ça ils n’ont plus le droit : en leur interdisant ça, on les tue. Alors que mourir, eux, ils s’en foutent bien, ils sont déjà morts plusieurs fois. Et la mort, ils en ont bien moins peur que les autres citoyens : quand l’un d’entre eux part, ils disent « Mektoub ! », et ça les empêche pas de dormir ni de revenir le lendemain, c’est justement grâce à cette sagesse qu’ils ont pu survivre dans le chaos et accueilleront sans doute mieux le virus que vous autres.

De grâce, laissons-les tranquilles, confinement ou pas. La dignité ? Elle est dans le regard noir des jeunes prêts à tout faire sauter si quelqu’un vient embêter ces anciens sur les bancs, pas chez les bons citoyens confits.

(Lire la suite, dans Rehan, Touche pas à ton pote, Outrage, Le paria, 17 avril 2020)

*     *     *

Articles et podcasts du même auteur

A Romans-sur-Isère, la police tue, encore
publié le 19 février 2015 par Rebellyon

Unité nationale ?!
publié le 24 février 2015 par Rebellyon

Émissions radio “Chroniques du monde en face” sur Radio mega

Soundtracks Saison 3

Soundtracks Saison 2

*     *     *
Photo de Une : Bruno Boudjelal – Photographier l’Algérie