Pourquoi le paria ?

Textes et photographies de François Brun

Lors de l’assemblée constitutive de notre association, nous avons voulu lui conserver le nom sous lequel ce site a fonctionné depuis sa création.
Bien loin d’être un choix par défaut, cette décision entendait donner une indication importante sur ce que nous entendons faire.

La rue

Paria : le mot nous vient de l’Inde ancienne où il désignait les intouchables (outcast en anglais) et où, selon le très académique Victor Cousin, « les castes inférieures, les parias, sont des êtres vils par nature; ils sont la chose des castes supérieures, dont les membres ont seuls conscience de la dignité de la personne ».
Doit-on s’étonner que ce terme, d’usage assez courant aujourd’hui pour désigner toute personne rejetée par un groupe et surtout tenue à l’écart, soit emprunté à une culture en apparence aussi éloignée de la nôtre que la société indienne traditionnelle ?
Car dans un monde — et notamment dans un pays en voie de macronisation — où la pensée dominante s’efforce avec méthode de ringardiser la notion de « classe », c’est bien à celle de « caste », qui n’est pas sans résonance dans notre société, que renvoie la présence constante au cœur de nos cités des parias aux 1000 visages.

Aux 1000 visages parce que, si leur présence parmi nous est en dernière instance révélatrice de l’archaïsme foncier de nos sociétés, les mécanismes et les montages que l’emballage de la modernité a conçus pour le dissimuler ont non seulement réussi à briser la caste proprement dite mais, du même coup, renforcé le confinement et l’isolement des exclus en les disséminant dans des espaces parfois improbables : sans papiers, sans domicile, sans travail, sans affiliation, sans pays, sans, sans, sans…

Et c’est ainsi que nos parias, qu’ils soient invisibilisés ou trop visibles si l’on veut bien regarder, sont aussi divers que les groupes qui n’ont pas trouvé de meilleur moyen d’affirmer leur identité que la pratique perverse de l’ostracisme sous ses multiples formes.
Tout est bon dès lors pour créer des parias parce que l’ordre social dans son ensemble mais aussi dans l’infinitude de ses sous-ensembles entremêlés en a besoin, ne serait-ce que pour colmater ces rapports de domination qui, toujours et partout la structurent. Car, la caste, tout en haut, elle, tient bon !
Or peut-on imaginer qu’elle y parviendrait si effrontément sans le ciment que représente la menace implicite et néanmoins constante qu’elle brandit à l’encontre de tout rebelle ou simplement de tout affranchi d’être renvoyé parmi les parias ?
Ainsi, le spectre de la « pariatude », condamnation virtuelle au non-être effrayant, s’immisce-t-il partout : dans les rapports de classe, de sexe, de race, dans les relations de travail, dans la hiérarchie des cultures, dans les communautés, dans les associations, dans les partis, dans les écoles, grandes ou petites, dans les universités, dans le monde de la « science », dans les hôpitaux, dans les médias, sur les scènes, sur les écrans, devant les tribunaux, dans les rues, dans les cadres de pensée, en définitive derrière toutes les frontières, imaginaires ou réelles… il y a tant et tant de manières de devenir un maudit et un réprouvé.

Tout combat pour l’émancipation suppose donc de saboter le processus de fabrication de parias, et, pour ce faire, de surmonter d’abord la peur de devenir un paria, d’être désigné comme indésirable dans cette « société civile » qu’il est de bon ton d’invoquer désormais à tout instant, si pervertie soit-elle. Au point que la libération pourra passer par le choix d’assumer fièrement, à titre personnel d’abord, mais mieux encore collectivement sa condition de paria : la marque d’infamie s’estompe sur le front du paria qui n’est plus seul.

Nous, associés du Paria, refusons de céder à la crainte d’être balancés dans le chaudron des hors-la-loi ou tout au moins d’ être mis « hors jeu » (tu parles d’un jeu !). Nous ne serons plus soumis à la sidération mortifère qui incite à se recroqueviller sur le bloc dans lequel on croit avoir trouvé sa place, quitte à s’inventer des « identités » collectives.

Plus question non plus de se faire piéger en se figurant trouver une assurance contre l’exclusion dans cet agressif esprit de compétition qui est l’âme même du capitalisme : tu seras conquérant, tu seras winner (c’te blague !) ou tu ne seras pas.

Face à ce diktat, le collectif-association Le Paria propose, simplement de sortir de la culture de l’entre-soi, sans autre ambition — et ce ne serait déjà pas mal — que de circuler librement par delà les frontières tracées au nom des religions, des organisations politiques, de la science, des multiples cultures et formes d’expression.

Sur cette voie, les embûches sont nombreuses, mais le voyage n’en est que plus stimulant et, comme on dit, Parias unidos…

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Texte et photographies de François Brun