exilS pluriels – Fragment 1

MOHA LAURENT
exilS pluriels
LE PAYS DE VOTRE LANGUE

 

Texte écrit, lu et interprété par Rachel Cohen
(comédienne, metteure en scène, auteure)
en ouverture de la soirée événement Le paria à La Colonie le 13 juin 2017

 

Silence. Moteur. Ca tourne. Scène 1
2012. Algérie. Oran. Fastfood. Laurent le client. Le serveur. Moha le cuisinier.
Action

– Laurent : Bonjour.
– Le serveur : Sabah el kher. Bon jour.
Pardon je le fais à l’égyptienne je ne connais pas l’oranais l’égyptien non plus d’ailleurs sauf quelques mots que j’ai dans ma besace, Egypte le pays de mon enfance.
– Laurent : Je voudrais un sandwich …
– Le serveur : Ha …

Moha au son de la voix laisse la cuisine les plaques les plats. Il a entendu la langue française.
– Le serveur : Mah nahravch … Je ne sais pas en égyptien, je ne sais pas le dire je ne sais pas l’écrire d’ailleurs.
– Moha : Kouwayès. C’est bon. Et le sous texte : C’est bon je m’en occupe.

Et ça commence. Histoire Moha Laurent. Le pays de votre langue exilS pluriels

– Moha : Qu’est-ce que tu veux ?
– Laurent : Un sandwich …
– Moha : Ah ! Avec ou avec ? tu connais ?

Moha sourit. Laurent aussi.
Ils parlent. En français. A Oran.
Moha regarde Laurent.

Ses yeux disent : Ce n’est pas le son d’Oran. Que fait un Français ici ? Un compatriote en exil peut-être ?
Et roule l’air de la langue. Française.

– Moha : Moi je suis de Paname.
– Laurent : Qu’est-ce que tu fais là ?
– Moha : Moi ? J’ai été expulsé.

L’histoire a vraiment commencé.
Le lendemain, rendez-vous dans un café. A Oran.

– Moha : Mais tu parles arabe ?
– Laurent : Un peu. Tu vois là c’est écrit sur la devanture : Heu … Heu …

Laurent déchiffre. Moha dit le mot en arabe.
Et reprend l’air de la langue française.

– Moha : Voilà … Incarcération … Expulsion …
– Laurent : Saint-Bernard. Les sans papiers. J’ai dormi avec les gens.
Expulsions. Sans papiers. Le droit des étrangers.
2007 : Collectif des Chercheurs contre l’identité nationale.
Voilà. J’écoute les gens raconter leurs histoires.
Et toi la tienne Moha elle me parle.
Tu es le seul expulsé en Algérie que je connaisse. C’est la première fois que je rencontre un expulsé en Algérie.

Laurent écoute Moha. Moha est content, tellement content de parler, de communiquer en langue française.
La langue française la langue de l’exil.
Ça fait longtemps qu’il n’a pas parlé qu’il n’a pas entendu la langue française.

– Moha : Quand j’étais en Algérie je pensais en français.
Moha Laurent se revoient dans un café à Oran plusieurs fois.
Moha raconte son histoire en montrant des vidéos.
– Laurent : Ce serait bien qu’on écrive un livre.
– Moha : Je n’ai pas de culture de l’écrit. Moi c’est l’oral. Raconter. La voix.

Kairos, par Francesco Salviati (16e siècle)

Alors Kaïros le moment opportun est entré en scène.
Il y a eu demande. Demande d’écrire un court récit. Trois pages à paraître en ligne. Un texte. Une image. Correspondance.
L’objet : la façon d’être en lien avec le monde. Objet choisi bien sûr. Le smartphone. Pour ne pas être coupé du monde. Pour être en lien. La Fabrique de l’Humain.
Le texte : Être avec l’autre. La fabrique du lien.
Avec l’histoire, le virtuel, internet, un contact, l’autre, le monde.
Et c’est ça c’est la possibilité ouverte à tous d’écrire dans un cadre de recherches anthropologiques – Laurent tu es anthropologue et tu as été mis en ligne avec l’université – c’est la demande de ce texte en lien avec une image par d’autres qui a déclenché le désir d’écrire.
Moha tu as saisi l’importance des mots avec Laurent.

– Moha : J’ai trouvé mon territoire : les mots. Avant je n’écrivais qu’à l’école. Dans mon cartable avant j’avais un marteau maintenant j’ai un cahier.
Avant j’avais un tournevis dans ma poche. Aujourd’hui j’ai un stylo.
Avant je fréquentais des bandits. Aujourd’hui je fréquente des intellectuels.
Amine m’a dit : Achète-toi un cahier et écris.
Aéroport Orly. Aéroport Alger.
Là, récemment, au centre de rétention, Laurent m’a dit : Prends un cahier un stylo et note.
Il m’a prêté sa plume.
Cahiers carnets. Les mots sont devenus une arme.
Aujourd’hui je me défends en écrivant.
Et là moi, pendant que je vous interviewe Moha
Laurent, je pense à un texte que j’ai écrit juste après Le Bataclan, Papier Stylo.
Aujourd’hui Moha, avec Laurent tu t’inscris dans le monde tu n’es plus à l’extérieur.
Laurent a créé avec toi un site internet et vous écrivez ensemble un livre. Le pays de votre langue. Celle que vous écrivez ensemble. La langue de exilS pluriels les vôtres. « Un langage pour la vie », dit Pina Bausch, chorégraphe danseuse.

Voix qui trace la voie de la vie. Avec l’autre. La Fabrique de l’Humain. La Fabrique du Lien.

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