Et si c’était lui qui avait pété les plombs ? – Témoignage depuis Romans-sur-isère

En écho — témoignage, analyse

 

Et si c’était lui qui avait pété les plombs ?

Témoignage depuis Romans-sur-Isère, publié par Lundi Matin le 6 avril 2020
Samedi [4 avril 2020], à Romans-sur-Isère, un homme de 30 ans a distribué des coups de couteaux en pleine rue et dans plusieurs commerces tuant deux personnes et en blessant cinq autres. Le chef de l’Etat s’est exprimé, la police antiterroriste a été saisie, trois personnes ont été placées en garde-à-vue, notamment l’agresseur. Selon l’AFP, citant une source proche de l’enquête, l’homme « ne se sentait pas bien depuis plusieurs jours » et était « assez aigri » à cause du confinement. Un lecteur de Lundi matin et habitant de Romans-sur-Isère, nous a envoyé ce texte que nous publions.
Et si c’était lui qui avait pété les plombs ? Témoignage depuis Romans-sur-Isère

Les premiers à avoir bravé la bonne conscience virale dans cette ville de 40 000 âmes (classée parmi les plus pauvres d’une si grande région), c’était les marginaux en tous genre. Errant moi aussi, j’avais été marqué par le fait qu’un jeune restait assis sur un banc, au milieu d’une place centrale. Vraiment, il contrastait dans ce désert de furtifs. D’autant que sa peau était noire.

Les jours suivants, un tox qui me taxe pour toujours prendre un train imaginaire, m’a expliqué que ’le noir’ avait fini par se prendre ’des grands coups de matraque dans la gueule et se faire embarquer’, sans que les rares passants ne bougent, et que lui aussi, maintenant, il avait peur, ne savait plus où faire la manche, ni comment trouver ses produits, ses façons à lui de tenir dans notre monde. Et il n’est pas seul, comme ça, à tourner en rond, un peu perdu dans la situation. Enfin on n’est pas seuls.

Depuis, effectivement, je n’ai pas revu le gars sur le banc. Mais la lie de la ville est bien là : celles et ceux à qui on a retiré un permis qu’ils n’ont jamais eu déambulent dans un espace public vidé de sa substance. Le célèbre carnaval local, neutralisation spectaculaire d’une insurrection historique, vient d’être annulé, mais des renversements opèrent tout de même. En tous cas, pour beaucoup, cette situation brutalement lunaire est fragilisante.

Donc ce jeune noir défiait les confinés depuis son banc ensoleillé et fut puni en conséquence. En le saluant je m’étais posée cette question : qu’est-ce qui dans son histoire le fait rester là ? Je reviens à l’instant des lieux du carnage qui a eu lieu il y a quelques heures, je me pose une autre question : et si c’était lui qui avait pété les plombs ce matin ? En tous cas, son banc est pile au cœur du périmètre de sécurité, défendu violemment par des formes mouvantes, siglées, plus ou moins masquées mais toujours armées et qui se font passer pour des humains. Visions qui n’aident pas à calmer nos fragilités. Autour, vole une nuée de mouches, avec des objectifs, plutôt grands et plutôt clairs. Deux ministres en quelques mois – les Parisiens commencent à connaître le chemin vers Romans-Sur-Misère, comme on l’appelle ici affectueusement : d’abord la grêle cataclysmique qui a tout éclaté, maintenant la mort brute. Entre le climat, le virus et l’attaque au couteau, vraiment on n’échappe pas à son temps.  (lire la suite)