Rachel Cohen – Chronique ordinaire pour radio déraisonnable : les gens comme ça

Texte écrit, lu et interprété par Rachel Cohen, comédienne, metteure en scène, auteure, lors de la soirée “Le racisme, au nom de la loi” organisée le 20 mars 2018 par le collectif Le paria dans le cadre de la semaine anticoloniale et antiraciste, à l’Ogresse, théâtre et restaurant associatif (Paris 20e)

(Un problème technique est apparu lors de la mise en ligne de la vidéo — titre du fichier apparent dans le bas de la vidéo.
Nous nous attachons à le résoudre rapidement)

Chronique ordinaire pour radio déraisonnable : les gens comme ça

Décidément ça fait deux fois
Décidément aussi avant
Encore et encore
C’est toujours la même histoire :
« Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? »
Y’a de quoi hurler y’a de quoi tomber
Y’a de quoi s’énerver y’a de quoi casser
Y’a de quoi mourir y’a de quoi rester sans voix sans langue sans tête sans corps
Y’a de quoi rester sans voie pas d’avenir
paria
Inde, paria, nom donné aux intouchables, caste inférieure, la chose des castes supérieures. rien.
paria, personne exclue socialement, méprisée par un groupe.
rien.
Il a la gueule de l’emploi paria. L’homme à abattre.
Sa tête. Sa gueule.
Qu’est-ce qu’elle a sa gueule ?
Une gueule de n’importe quoi qui s’mange pas.
Y’a de quoi dire non s’indigner pas seulement se regrouper fabriquer ouvrir sa gueule oui déballer sa merde oui

ECRIRE
Etre debout ensemble parce que :
« Ta gueule pas l’droit » c’est ça hein ?
C’est fou ça … C’est vieux c’est vieux comme le monde et c’est toujours là et quand ça tombe sur toi tu dis quoi ?
« Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? »
Pas l’droit. Pas l’droit point c’est tout.

HISTOIRE MOHA.
Il y a comme une attraction passionnée pour qu’il fasse paria. Faut produire du paria.
Tout se joue dans l’apparence.
Il y a des gens comme ça qui se sentent agressés rien qu’en le voyant.
Le sang ne fait qu’un tour. Hop. On tabasse. Et on tabasse. Paris. 5 mars 2018.
Commissariat du 4ème arrondissement.
Action.
D’abord Gare du Nord. Pas bon. Pas bon. Pas bon Gare du Nord. Ça dessert.
93. Banlieue. Contrôle.
MOHA : « On attendait un mec. Les flics m’observent comme d’hab … On contrôle ou pas ?
J’avale. Une boulette de shit. Les flics voient. M’attrapent. Trois hommes une femme. Ils viennent. Un m’attrape le bras. Je le regarde. Je fais ça pour dégager le bras et je pars. Le mec m’attrape. Il m’étrangle. Le genou sur le visage. Côté gauche par terre. »
LES FLICS : « Tu deales. On t’a vu ».
MOHA : « La gazeuse à 3 centimètres. Il appuie »
LE FLIC : « Crache le morceau, crache, crache ! »
MOHA : « Je crache. Gazé à 3 centimètres jamais … 3 à frapper. 2 mecs me soulèvent les pieds, le troisième le torse »
UN FLIC en français UN FLIC en arabe : « Sale arabe. Rentre chez toi. T’es pas chez toi. »
MOHA : « Moi je riposte en français en arabe. Je leur dis de m’emmener au commissariat. En arabe. Et ça tabasse et ça tabasse. PREMIERE EQUIPE.
Dans ma cellule je dors.
DEUXIEME EQUIPE : « Bridji hôpital ».
MOHA : « Je refuse ».
ILS me traînent de ma cellule.
« Sale arabe. C’est pas toi qui décides ».
MOHA : « L’hôpital. Je refuse. Un coup dans l’ventre. Un coup sur le visage. Ma jambe. Les escaliers. Ma tête cogne. Dans le camion des coups. Je menace. Encore des coups.
Hôpital. Unité médico-judiciaire. J’attends le médecin. »
UN DE LA DEUXIEME EQUIPE : « Putain … comme on t’a traîné ! Comme une pute. On t’a traîné comme une catin. »
MOHA : « Ca va faire un bon article. »
UN MEC A LUNETTES un peu inquiet : « Tu fais partie d’un collectif ? »
Le mardi, après la concertation, le chef de poste de l’accueil enlève ses lunettes pour ne pas que Moha le reconnaisse. Il fait partie de la deuxième équipe.
Deuxième confrontation.
L’OPJ (officier police judiciaire) : « Vous voulez voir un avocat ? »
Est-ce que c’est vouvoiement ou tutoiement à ce moment-là ?
MOHA : « Oui. »
LE CHEF : « Hein ? »
MOHA : « Oui. »
HENRI L’AVOCAT DE MOHA au commissariat pour l’audition.
HENRI : « Vous le démenottez ou pas d’audition. »
MOHA : « Ca fait 15 ans que je fais des gardes-à-vues c’est la première fois qu’on ne veut pas m’enlever les menottes. »
HENRI : « On porte plainte avant la déposition. Tu portes plainte. »
Henri, le sourire au coin des lèvres. La sincérité de Moha. « C’est vrai quoi c’est pas des manières des gens comme ça hein ? ». La sincérité de Moha le touche.
Et ça commence.
L’OPJ : « Identité. Le père. La mère. Adresse. Dites-moi ce qui s’est passé ? »
Là on vouvoie devant l’avocat.
MOHA : « Je voudrais porter plainte d’abord. »
On n’a pas l’habitude pour les gardes-à-vues de voir un avocat désigné. Les gens comme ça pour des gens comme ça appellent d’office un avocat d’office.
Ça fait pas très paria ça Henri, l’avocat de Moha. Ils n’aiment pas ça.
HENRI : « Montrez-moi les documents. PV d’audition, notification, certificat médical. »
L’OPJ : « Vous n’avez pas le droit au certificat médical. »
HENRI : « Article 63-4-1. Mon téléphone. J’appelle le parquet j’appelle le parquet. »
L’OPJ : « C’est bon Maître. Voilà. »
Le médecin n’a pas notifié les hématomes la trace des coups portés sur le corps de Moha. Mais il a fait son travail : il a vérifié que Moha est fumeur de cannabis.
Sauf que, à la Gare du Nord, les agents de la sécurité ont affirmé qu’ils avaient vu Moha en train de dealer.
Sauf que, à ce moment-là, dans ce commissariat-là du 4ème — pourquoi du 4ème ? — ce qui se joue est : dire, absolument dire et faire dire que Moha trafique de la drogue.
A ce moment-là RIRE entre en scène.
L’OPJ branche le téléphone portable de Moha devant Henri.
HENRI : « Vous avez le droit ? »
MOHA : « Faites. »
L’OPJ commence, tripote … le téléphone.
HENRI : « Nous ne voyons pas d’inconvénient à ce que vous fassiez mumuse avec le téléphone. »
L’OPJ : « Mais je ne fais pas mumuse … je mène mon enquête. »
Apparaît LE NOM sur le téléphone : LAURENT BAZIN.
L’OPJ : « C’est qui Laurent Bazin c’est votre fournisseur ? »
Henri, Moha, vous avez é-cla-té de rire.
Moha, dans ta cellule, après, tu as continué, tu as ri et on t’a dit : « Pourquoi tu ris ? »
Oui.
Sauf que, Moha, tu n’avais rien sur toi.
Si. 28 euros et une boulette de 3 grammes de shit.
C’est fort ! Quelle somme !

C’est la deuxième fois en 6 mois que Moha se retrouve dans le même commissariat du 4ème arrondissement.
D’abord Gare du Nord. Moha bouscule une femme par mégarde. Y’a du monde gare du Nord. Pas l’temps de dire : « Pardon ».
LA FEMME : « Sale bougnoule. »
MOHA : « Raciste. »
Qu’a-t-il fait ? Il n’avait pas le droit de dire « raciste » c’est ça ? Pas l’droit. Pas l’droit d’ouvrir sa gueule. Tu te fais insulter tu te fais MOTS DIRE, c’est-à-dire des mots qui en disent long et du coup t’es maudit donc t’es la malédiction quoi et en plus tu te la fermes. Donc t’es mort trois fois. Un : bougnoule. Deux : ta gueule. Trois : tais-toi.
Et pourquoi pas : tue-toi tue toi-même parce que tais-toi c’est tue-toi pas l’droit. Slam.
Pas un mot. Non. Juste coups garde à vue accusation.
Et ça commence. Agents de sécurité du métro. Menottes dans le dos. Patrouille de police. Hôpital. Taux d’alcoolémie.
Deux bières. Moha a bu deux bières avec Laurent juste avant.
Fourgon. Les coups. Dans l’ventre c’est mieux. Ca s’voit pas. La nuit. Cellule de dégrisement. Pour deux bières ça vaut l’coup.
Quel coup justement cherche-t-on à porter ?
LAURENT : « Gare du Nord. Gare du 93. Les gens sont ciblés. Contrôle au faciès. Contrôle au nom de : drogue, terrorisme, émigration clandestine. Dispositif répressif. Violences. Provocations. Insultes. Racisme. Injures. Coups. Outrage à agent dépositaire de l’autorité publique. »
AU NOM DE LA LOI entre en scène. Schéma. Accusation. Arrestations policières, mise en procès. Accusation. Prison. La gueule. Le corps. Sujet : Rien.

Le 2 juillet 2018, à 9 heures, Moha sera convoqué au nouveau Tribunal de Paris, 30e chambre Parvis du tribunal Paris 17e – métro Porte de Clichy, poursuivi pour résistance, violence, menaces de mort et usage de cannabis.
Condamné en 2016 pour outrage et rébellion à policier, il y a récidive. Moha risque la prison.
HENRI L’AVOCAT DE MOHA dit : « Le procès sera exemplaire. »
Contrôles au faciès. Violences policières.

Poème.
La tête sous l’eau.
Vous prenez la tête.
Vous la plongez dans l’eau.
Vous la relevez.
Vous la replongez.
Vous la sortez.
Et ainsi de suite.
Mouvement perpétuel.
La tête. La face humaine. Détruire. On enlève la face humaine. On la coupe.
MOHA : « On veut me détruire. »
Détruire quoi ? paria ? Pas l’droit, pas légitime, rien … ouais …
Et il a ses papiers. Poète. Avec quelle force de vie – incroyable – il reprend de la graine et il fabrique. C’est peut-être ça … la force de vie c’est trop peut-être c’est fort en tous cas. C’est comme ça y’a des gens comme ça ouais et … y’a des gens … comme ça …

HISTOIRE MOHA.
« Des gens qui ne sont pas légitimes. Des gens comme ça. Leur parole n’est pas estimée. Leur existence n’est pas estimée. Le droit de vivre est remis en cause. »
C’est ça que tu traduis HENRI BRAUN AVOCAT.
Porter la parole des gens comme ça. Et je te cite « Parce que leurs voix ne porteront pas, parce qu’ils n’ont pas l’autorité. L’autorité que leur discours soit légitime. »
C’est ça qui t’anime Henri. Le corps en jeu de « Porter la parole. » Et tu as l’autorité.
« On ne se rend pas compte mais quand tu fréquentes un mec qui se fait tabasser par la police, et il n’a rien fait, tu es confronté à une autre réalité qui n’est pas la tienne. Il n’a pas la bonne tête. Il porte sur lui qui il est. Et ça le désigne. Une cible. On lui saute dessus. Il n’a rien fait ».
On lui dit « bougnoule » et on tabasse.
Moha né en Algérie mais français.
C’est ça qui t’anime LAURENT BAZIN ANTHROPOLOGUE, c’est ça qui met ton corps en jeu.
La voix de Moha. Que Moha s’exprime.
La voie de Moha. Son chemin. A venir.
Moha Laurent exilS pluriels le pays de votre langue.[1]
Laurent Co-fondateur co-président du paria
Moha Co-fondateur co-président du paria.

Les gens comme ça
Qu’est-ce qu’elle ma gueule ?
HISTOIRE MOHA CUISINIER.

Rachel Rita Cohen
Comédienne, metteure en scène, auteure
Paris, le 16 mars 2018.

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Note.
[1] Texte que j’ai écrit, lu et interprété en ouverture de la soirée Le paria à La Colonie le 13 juin 2017.